Une belle journée pour reporter
de 24 heures une opération aéroportée! Oui vraiment, le 4
juin 1944 était idéal pour cela, nuageux et pluvieux, plafond bas
et visibilité proche de nulle. Et pourtant, tous ces facteurs réunis
ne faisaient aucune différence pour les parachutistes qui de toutes façons,
pluie ou pas pluie, une fois reçu l'ordre d'y aller, seraient partis quoi
qu'il arrive. Le problème résidait plutôt au niveau de l'Air
Corps dont les pilotes du Army Transport Command auraient été incapables
de trouver et de reconnaître les zones de largage (DZ=Drop Zone) sur lesquelles
nous devions sauter. Il leur fallait de belles conditions de navigation et aussi
pouvoir revenir vers les aérodromes d'où ils étaient partis,
tandis que nous serions livrés à nous-même, terminant en quelques
secondes la première phase de notre attaque, à savoir la phase du
saut depuis les avions et l'atterrissage en un point d'où nous pourrions
nous organiser pour débuter la mission. Le report signifiait une nouvelle
journée à vérifier une fois encore les derniers détails
sur les cartes, les plans de route et les plans de mission. Cela signifiait aussi
une dernière chance d'écrire à la maison, d'aller voir un
dernier film et surtout, une bonne bouffe et une bonne nuit de sommeil, sur un
lit et avec une couverture de bien belles pensées!
Le
5 juin se leva sur un jour radieux et l'on sut bien avant que le mot ne nous soit
transmis que cette fois on partirait, quelle que soit la météo.
Nous étions prêt. Nous étions tous des bleus mais nous étions
bons et nous le savions. On devait le savoir, on nous l'avait répété
de nombreuses fois, de la bouche de notre commandant de division, le Major Général
Ridgway, de son assistant, le Brigadier Général Gavin, du Général
Chapman, ancien commandant du Airborne Command, de la bouche aussi du Général
Howell, ancien commandant de l'école de parachutisme et à présent
commandant de la 2nd Parachute Brigade, et par nos officiers supérieurs.
Donc, nous étions bons, et nous étions bons et prêts
à partir!
Nos avions avaient été
chargés avec nos containers d'équipement le jour initialement prévu
pour le décollage, et il ne nous restait qu'à les surveiller contre
d'éventuels tripatouillages et de les vérifier une dernière
fois pour s'assurer que les lumières d'identification étaient en
état de marche. Ces containers étaient attachés selon la
méthode dite "Daisy chain", c'est à dire qu'ils étaient
reliés ensemble de façon à être largués et à
tomber bien soudés ensemble. Nous vérifions également que
le système de largage automatique était enclenché, permettant
au chef d'équipage de tout larguer à un moment précis, et
que les bandes fluorescentes (illuminus spaghetti) étaient intactes.
Le
5 juin passa ainsi et vers 20 heures, nous commençâmes à mettre
l'équipement prévu pour notre premier saut de combat. Il consistait
en notre uniforme de combat habituel, nos bottes, et un uniforme de saut imprégné
contre les gaz. C'était très inconfortable et nous le haïssions.
Mais nous apprîmes à l'aimer, bien que pour d'autres raisons. Puis
vint le tour de notre poignard, attaché à notre jambe de manière
à pouvoir être utilisé dans le cas où il nous faudrait
nous libérer de notre parachute ou dans le cas où il nous faudrait
faire usage d'arme silencieuse pour éviter de tirer sur un ami et de signaler
notre présence à l'ennemi qui serait dans notre voisinage à
notre atterrissage. Nous mîmes ensuite nos rations K et D dans nos poches,
ainsi que nos étuis à cartes (des pochettes faites maison avec un
plastique transparent pour protéger nos cartes de France). Nous prîmes
ensuite notre couteau de poche, une grenade Gammon, deux ou trois grenades à
fragmentation, une grenade " thermite ", une bouteille de comprimés
d'Halozen pour purifier l'eau que nous trouverions, et enfin divers articles variés
pour notre usage personnel et notre confort. Ensuite, nous mîmes la ceinture
avec le pistolet et les poches de munitions, ainsi qu'une pelle, un compas, un
nécessaire de premier urgence identique à celui de l'infanterie
en plus du nécessaire spécial para que nous attachions à
notre brelage, et enfin, un bidon plein d'eau. Nous portions aussi un sac à
dos rempli de vêtements de rechange, chaussettes, imperméable, outils
de nettoyage, lampe et autres objets personnels. Nous attachâmes aussi une
mine anti-tank à notre brelage de telle sorte qu'elle pende devant nous.
J'avais un Colt .45 sur la hanche droite, une carabine M1A1 calibre .30 dans un
" étui à violon " attaché sur ma cuisse droite
au-dessus du pistolet. Un masque à gaz pendait sous ma carabine et j'avais
un étui à jumelles autour du cou. Le parachute arrivait ensuite,
et après des tirages et des poussées et beaucoup d'aide, je parvins
à placer correctement ma ceinture de parachute et les deux bandes de jambes
dans leurs positions respectives. Le parachute de réserve était
fixé sur ma poitrine par des sangles reliées au parachute principal.
Je portais en outre un poste de radio SCR 536 sur mon épaule gauche et
un sac supplémentaire sous mon sac à dos. Il y avait dedans les
batteries de rechange et les archives de la compagnie, des trucs et des machins
nécessaires au poste de commandement (CP) une fois à terre. Mon
casque lourd et son liner, ainsi qu'un bonnet vert olive tricoté par ma
sur pour les intempéries ou pour n'importe quel usage, complétaient
mon uniforme et mon chargement, portant mon poids total à près de
150 kg.
Notre chef de saut (jumpmaster), le
capitaine Alton Bell, officier exécutif du bataillon et S-3 (Officier de
planification et d'entraînement), et le capitaine Hillman C. Dress m'aidèrent
à grimper dans l'avion, le "Pagliacci", et à 22 heures
15, tous les 18 paras du stick étaient assis dans l'avion. J'étais
numéro 16 et il y avait derrière moi notre sergent d'opération
et notre dessinateur de cartes, respectivement les sergents Warren Peak et Calvin
W. Hall. Nous étions tout près du cockpit, essayant de nous faire
aussi confortable que possible dans nos petits sièges baquets malgré
notre lourd chargement inhabituel.
A 22 heures
45, après que les pilotes soient arrivés et aient chauffé
les moteurs, nous commençâmes à rouler depuis notre place
jusqu'à la piste dans un rugissement qui nous empêchait même
de penser, encore moins de parler entre nous. Il commençait juste à
faire sombre et tout ce que nous pouvions entrevoir par les petites lucarnes étaient
quelques ampoules d'éclairage sur la piste et les feux des autres avions.
On devinait un peu les haies, les cours d'eau, les routes en les survolant. Lorsque
nous fûmes en vol, les hommes commencèrent à fumer et quelques-uns
discutaient. J'échangeais quelques mots avec le sergent Peak et le caporal
King Burke, un des sous-officiers sans affectation de la section de renseignement
du bataillon, numéro 15 dans notre stick. Puis j'essayais de trouver le
sommeil. Ce fut un sommeil irrégulier et difficile à tenir sur ce
minuscule siège avec tout l'équipement qui s'y trouvait. La porte
à travers laquelle nous allions quitter l'appareil était grande
ouverte, ce qui rafraîchissait l'atmosphère de la cabine. Je m'enfonçai
dans mon siège aussi profondément que possible. Cela ne m'aida pas
beaucoup.
Nous atteignîmes bientôt
la zone des marais, puis ce fut la Manche. La mer était magnifique avec
les reflets de la lune qui lui donnait un aspect argenté et qui me rappela
ses reflets chez moi sur la côte Atlantique. Mais elle avait aussi un air
froid et peu engageant. A ce moment, toutes les cigarettes étaient éteintes
et aucune lumière ne brillait dans l'appareil. Nous étions à
présent à portée de canon et la moindre lumière à
bord d'un avion pourrait traduire la présence de toute la formation, mettant
en danger toute l'opération. Quelques minutes encore et nous franchîmes
les deux îles situées au large des côtes françaises,
Jersey et Guernesey. Nous savions que nous n'étions plus qu'à 20
minutes des zones de largage. Bientôt, les côtes de France apparurent,
ainsi que les sinistres bruits des "ack ack" et des canons de flack.
L'avion commença à piquer du nez, à tanguer et à cahoter
comme un bateau en plastique, ou comme pris dans un torrent turbulent, et nous
nous faisions secouer assez fort. Personne ne pipait mot, ou seulement pour demander
si tout allait bien, ou bien " t'as entendu celui là? ", faisant
allusion à la flack ou aux balles traçantes des canons ennemis en
dessous de nous. Cependant, il y avait eu un sacré choc à l'avant
de l'appareil. Nous autres, à l'arrière, ne pouvions ni voir ni
entendre assez pour comprendre ce qui se passait. Plus tard, j'appris qu'en, passant
entre les îles de Jersey et Guernesey, lorsqu'on nous avait donné
le signal des 20 minutes, le soldat Calhoun dit à notre maître de
saut, le capitaine Bell : "Mon parachute s'est ouvert". Et ainsi, dans
le bref laps de temps de 20 minutes, on enleva le parachute et l'équipement
de Calhoun dont l'arrière était déchiré, et on le
lui remplaça avec tout son équipement réajusté à
temps pour sauter, ce qu'il fit avec tous les autres quand s'alluma la lumière
verte, synonyme de " GO! ". La lumière d'avertissement des
4 minutes s'alluma juste à quelques milles de notre Drop Zone (DZ).
Notre
C-47 dansait dans les airs- et je dis bien dansait- de haut en bas comme si on
était ballotté par les vagues d'un océan plutôt que
par des turbulences. Notre chef de saut (jumpmaster), le capitaine Bell cria :
" Levez vous et accrochez vous! " et d'un seul mouvement, 18 bras gauche
attrapèrent le câble central et y fixèrent le mousqueton de
leur static line. Cela prit un peu de temps pour quelques-uns d'entre nous car
nous étions si serrés avec 18 hommes les uns sur les autres, lourdement
chargés de surcroît et aussi parce que l'avion était comme
un cheval fou qui se cabrait. Ce câble semblait ne pas vouloir tenir en
place. Finalement, nous fûmes bientôt tous attachés. Puis nous
vérifiâmes nos équipements et signalâmes que tout était
OK. Je m'accrochais au câble comme à la chose la plus importante
de ma vie et il me semblait que mes mains, la droite accrochée au câble
et la gauche sur le mousqueton, allaient se détacher de mon corps. Mon
bras droit fut presque délogé de mon épaule. On ne tiendrait
pas longtemps ainsi, pas plus que l'on ne resterait longtemps debout "LET'S
GO! ". La lumière verte s'alluma -c'est à dire un petit filet
de lumière de façon à ne pas éclairer trop l'intérieur
de l'avion (on l'avait recouvert de bande adhésive avant le décollage
de même que la lumière rouge). Cela ne me prit que quelques secondes
pour m'échapper de l'avion et une fois dehors, pas plus longtemps avant
que ne survienne l'horrible et pourtant bienvenue secousse de l'ouverture du parachute
qui s'épanouit dans le ciel. Je jetai un regard vers les avions qui s'éloignaient
rapidement et je vis deux parachutes au-dessus de moi, signifiant que les deux
derniers hommes à sauter dernière moi étaient bien sortis
et descendaient tranquillement vers le sol près de moi. Eux aussi avaient
sauté aussi vite que les 15 autres hommes qui me précédaient,
et notre saut en Normandie fut une réussite parfaite en ce qui concerne
notre stick. J'espérais qu'il en allait de même pour tous les autres
appareils. J'apercevais des balles traçantes de toutes les couleurs
qui montaient vers nous. Je n'avais pas peur de celles que je voyais, mais
de celles intercalées, qui étaient invisibles et dont je me demandais
si l'une d'elle portait mon nom inscrit sur elle.
J'atterris
sans être touché, mais j'appris plus tard que le numéro 15,
Burke, avait reçu une balle dans le poignet en tenant ses suspentes. Je
voyais les balles perforer la toile des parachutes des deux hommes au-dessus de
moi (les deux qui avaient quitté le "Pagliacci" après
moi), et je priais pour qu'ils atterrissent indemnes. J'appris plus tard qu'ils
avaient touché le sol sains et saufs, comme tous les autres à l'exception
du caporal King Burke. On s'occupa de lui et il put nous rejoindre un peu plus
tard. Lors de ma descente, j'essayais de toutes mes forces de me retourner
afin de ne pas toucher terre en marche arrière. Je n'y parvenais pas et
tous mes efforts ne réussirent qu'à me faire glisser sur le dos.
Je vis les avions s'éloigner au milieu des tirs de mitrailleuses et j'aperçus
beaucoup de nids de mitrailleuses au sol, envoyant des jets de balles traçantes
dans les airs ; Je pensais en une fraction de seconde qu'il me faudrait m'éloigner
d'eux après mon atterrissage. J'étais à 80 mètres
du sol quand j'ai sauté en 16ème position d'un stick de 18 hommes. Puis,
"Swiiishh", me voilà au beau milieu d'un pommier! Je ne touchais
même pas le sol, j'étais accroché au pommier, à me
balancer à 30 cm de la terre ferme. Je n'eu pas à encaisser l'atterrissage
grâce à l'arbre. Une pensée traversa mon esprit : "Seul
Dieu peut créer un arbre" (Kilmer). J'étais sous SA surveillance,
je le savais et je dis " Merci! ". Cependant, je ne parvenais pas à
me libérer de mon parachute, malgré tous mes efforts. J'attrapai
mon poignard et commençai à trancher dans mes sangles et dans mes
harnais. Mais je ne faisais aucun progrès. Les sangles de jambes et de
poitrine étaient si serrées près de mon corps que je ne parvenais
même pas à y glisser ma lame. Une autre chose qui compliquait ma
tâche à me libérer est qu'à chaque instant, quelqu'un
passait en courant près de moi dont il m'était impossible de vérifier
l'identité. Dès que quelqu'un approchait, je devais m'arrêter
de me débattre pour me libérer. Je pensais que si je ne faisais
pas cela, j'étais cuit. Une fois ces inconnus passés, je reprenais
ma lutte pour me libérer. Finalement, mes suspentes s'affaissèrent
suffisamment pour permettre à mes pieds de toucher le sol. Je tombais dans
un buisson d'orties et d'épines dans lequel je m'allongeais pour continuer
à scier mon harnais avec un poignard que je croyais aiguisé comme
une lame de rasoir. Cela me brûlait de partout sur les mains et le visage,
mais c'était toujours mieux que d'être cramé et rôti
par ces balles de mitrailleuses allemandes qui aspergeaient tout le pays et qui
m'auraient été destinées si j'avais été repéré.
Voyons, il y avait un nid de mitrailleuse à environ 80 mètres de
moi, qui couvrait tout le secteur devant moi, du Nord à l'ouest.
Je
distinguais les respirations et les murmures d'autres hommes échangeant
les mots de passe et je découvris qu'il s'agissait de trois autres paras,
juste à côté dans le fossé près de moi. Ils
observaient tous cette mitrailleuse qui crachait la mort vers quiconque approchait. Nous
décidâmes de nous éloigner vers le nord-ouest pour rejoindre
la position supposée de notre unité. Mais à cause de cette
mitrailleuse, il nous fallu faire un grand détour qui nous mena vers le
nord puis vers l'est. Mais plus on avançait, et plus on rencontrait de
mitrailleuses et il nous fallait nous écarter vers l'est. Un caporal
du 508è me servait d'éclaireur et un soldat de la même
compagnie me suivait. Puis, deux soldats du 307è Engineers fermèrent
la marche. Nous tombâmes sur une route principale orientée Nord-sud
mais n'osâmes pas l'emprunter. Nous nous contentâmes de la traverser. Nous
trouvâmes des fils courant le long de la route. Les hommes du génie
du 307è dirent qu'ils s'agissaient de fils téléphoniques
et nous les découpâmes en plusieurs morceaux et répandîmes
les morceaux dans les fossés afin que les allemands aient du fil à
retordre pour rétablir leurs communications. Après avoir marché
le long des haies vers le nord puis vers l'est pendant un bon moment, nous repartîmes
cap au nord. Durant cette marche, nous aperçûmes un C-47 s'écraser
en flammes à quelque distance de nous et je me souviens des bruits des
moteurs qui s'éteignaient et se rallumaient avant de s'enflammer et avant
que l'avion ne disparaisse derrière une colline. Finis pour un des nôtres!
Que Dieu les bénisse! Nous vîmes d'autres C-47 s'éloigner
après avoir largué des planeurs et nous les observâmes glisser
vers le sol. Bien! Nous nous dîmes que les choses se passaient comme prévu
et que les renforts et les approvisionnements seraient à l'heure.
Alors
que nous progressions, nous tombâmes sur des équipements parachutés,
certains éparpillés, d'autres encore empaquetés et certains
containers dont une partie du chargement avait été retirée.
D'un de ces containers, on récupéra un bazooka et 12 roquettes.
On échangea un M1 dont la crosse était brisée - résultat
du saut- contre ce bazooka. En continuant toujours cap au nord à travers
toujours plus de haies, nous arrivâmes sur un chemin où se trouvaient
deux tentes et deux motos. Après un tour d'horizon de la situation, toujours
en alerte contre les pièges et autres systèmes d'alarme, nous conclûmes
qu'il n'y avait plus personne et qu'il devait s'agir d'un poste de commandement
d'officiers allemands. Nous détruisîmes toutes chances d'utiliser
les motos en crevant les pneus et nous entassâmes tous les éléments
du poste de commandement dans une des tentes. Puis nous poursuivîmes notre
route en longeant le chemin vers une grande maison en bordure d'un champ. Après
ce champ et près d'une autre route, nous rencontrâmes le Lieutenant
Harold Richard, de la compagnie A du 508 PIR, ainsi que son agent de liaison,
le sergent Hall. Nous nous connaissions bien, ayant servi ensemble lors de la
création du régiment à Fort Blanding en Floride. Nous étions
heureux de trouver d'autres hommes de notre régiment. Après une
brève discussion, nous décidâmes de demander notre route à
la grande ferme mentionnée plus tôt et qui était à
une quarantaine de mètres de nous. Notre groupe était à ce
moment là composé de 12 soldats et de deux officiers. On se divisa
pour encercler la maison. Le lieutenant Richard, un soldat et moi-même frappâmes
à la porte. En quelques secondes, un français très excité
se précipita à l'entrée, ou plutôt jaillit de la porte.
D'autres occupants de la maison regardaient par les fenêtres du rez de chaussée
et à l'étage. En utilisant notre dictionnaire de français
et nos cartes, nous réalisâmes que nous nous trouvions entre PICAUVILLE
et ETIENVILLE. Excellent! Nous étions environ à mi-chemin entre
ces deux lieux et surtout nous savions exactement où nous nous trouvions
pour planifier notre prochaine destination et rejoindre nos troupes. A l'étage,
il y avait une grande agitation parmi les enfants qui nous regardaient avec de
grands yeux nos uniformes américains au lieu des habituels uniformes allemands.
Je
m'écriais : "Une voiture arrive! Arrêtons la!". Le Lieutenant
Richard s'écarta de la porte de la maison et se planqua contre le mur,
tandis que d'autres hommes se dissimulaient derrière le mur d'enceinte
de la ferme. Les portes de la maison claquèrent et je me mis au centre
de la route, levai la main en criant "Stop!". Mais la voiture accéléra.
Elle passa près de moi et je traversai rapidement la route. A ce moment,
je pense que tout le monde ouvrit le feu sur la voiture en même temps, et
j'entendis claquer une douzaine de coups de feu simultanément car je me
trouvais dans la ligne de tir de certains membres de notre groupe. Je m'allongeai
sur la route et observai la voiture atteinte par de nombreuses balles. Elle vint
percuter le mur du jardin et celui de la maison lorsque le conducteur, en essayant
de se protéger des balles, perdit le contrôle du véhicule.
La bagnole était percée de balles de part en part et le pare-brise
était éclaté. Le chauffeur, un caporal allemand fut éjecté
de son siège et essaya de se cacher en passant par la lucarne de la cave
mais n'y parvint pas. L'officier assis à l'avant fut trouvé écroulé
au fond de son siège, la moitié du corps pendant à l'extérieur
du véhicule, bel et bien mort. L'autre occupant de la voiture assis à
l'arrière de la Duesenberg ou de la Mercedes Phaeton, était au milieu
de la route et rampait pour attraper un Luger qui venait de lui échapper
des mains quant la voiture heurta le mur de pierre. J'avais traversé la
route après que la voiture m'ait dépassé lorsque j'avais
essayé de l'arrêter et j'étais grimpé sur un talus
près de deux mètres au dessus de la route, bénéficiant
ainsi d'un angle de vue parfait sur la situation, la route, la maison, la voiture,
et tous les témoins présents, Français, allemands et américains. De
ma position au-dessus de la route en terre, je voyais le caporal Allemand essayer
de s'échapper en passant par le soupirail de la cave et j'ouvris le feu
sur lui avec mon .45, éraflant son épaule. Il s'assit contre le
mur où nos soldats vinrent s'occuper de lui. Je voyais aussi l'officier
allemand ramper sur la route vers son Luger à quelques mètres de
lui. Il me regarda alors que je me tenais sur le talus au dessus de lui, à
3 ou 4 mètres sur sa droite. Il s'approchait tout doucement de son arme
en me suppliant en allemand et en répétant en anglais "DON'T
KILL! DON'T KILL! " Je me dis : "je ne suis pas un tueur de sang
froid, je suis un être humain, mais s'il atteint ce Luger, ce sera lui ou
moi ou l'un de mes hommes". Alors j'ai tiré! Je l'atteignis en plein
front et il ne sentit rien venir. Il ne souffrit pas. Le sang jaillit de son front
à deux mètres de haut, et comme une fontaine qui se tarit lentement,
s'arrêta graduellement. En examinant chacune de nos victimes, nous découvrîmes
que nous avions tué un Major et un Major Général, (nous apprîmes
plus tard qu'il était Lieutenant Général) et avions fait
un prisonnier, un caporal, à qui l'on fit porter deux valises pleines de
documents trouvés dans la voiture, que nous souhaitions remettre au quartier
général dès que nous rentrions en contact avec le 508 PIR.
En quittant la scène de l'action, je déchirai la casquette du général,
à la recherche d'une identité ou d'une unité, et je découvris
que le nom était "FALLEY". Je pensai : "J'ai un Steve Fallet
dans mon escouade de mitrailleuse".
Nous
pensâmes que plus tôt nous quitterions cet endroit, mieux cela serait.
Nous partîmes vers le sud-ouest, vers ETIENVILLE, le village d'où
notre deuxième bataillon devait attaquer les allemands. Ils devaient s'emparer
du village. Plus tard, nous réalisâmes qu'il avait fallu deux divisions
avec force artillerie et bombardements aériens pour s'en emparer. Un gros
objectif pour un bataillon totalement désorganisé de parachutistes,
déjà beaucoup plus faible numériquement qu'un bataillon normal
d'infanterie. Qu'importe, nous nous dirigeâmes vers ce village, avec le
même caporal du 508è en éclaireur que j'avais utilisé
avant de rencontrer le lieutenant Richard. Je suivis ce caporal. Le lieutenant
Richard suivait, avec le sergent Hall et le caporal allemand prisonnier, le sergent
Johnson et le reste des hommes. Notre arrière garde était formée
par un bon soldat du 307è Engineers. Nous restions collés
aux haies, et évitâmes plusieurs maisons avant d'atteindre une route
secondaire, puis une petite bourgade. Nous traversâmes ce petit groupe de
maisons et prîmes vers l'ouest à travers une cour bordée d'une
grande grange que longeait un chemin qui menait derrière la grange vers
de grandes étendues de champs et de larges prairies. Mon éclaireur
et moi-même contournâmes la grange par le sud vers la barrière
du champ ouverte entre deux haies. Les autres prirent par le nord de la ferme
vers les haies. Je ne distinguais aucun mouvement dans les champs et hésitais
quant à ce que nous devions faire ensuite. Je vis alors tous nos hommes
dépasser la grange. Je criais au soldat des Engineers en arrière
garde : "Surveille nos arrières, ne laisse personne nous rejoindre,
ne mets pas en danger notre sécurité arrière." A peine
avais je terminé que "bang!", ce même soldat avait ouvert
le feu et tué un allemand qui visait directement l'éclaireur et
moi. Whoa! C'était près! Après quelques recherches, nous
trouvâmes un téléphone et des fils dans la grange, que nous
nous empressâmes de détruire.
Que
faire à présent? Nous pensâmes que tout le voisinage avait
certainement entendu le coup de feu et était maintenant en alerte, vigilant
à tout, objet ou humain, se déplaçant dans le coin. Un problème
se présentait à nous sous la forme d'un grand champ long et large
d'environ 200 mètres et complètement ouvert à la vue de tout
ennemi posté de l'autre côté. Mon éclaireur et moi-même
nous tenions près de l'entrée au bord d'une haie et observions la
situation quand j'entendis deux fois "snap-snap". Mon éclaireur
s'exclama : "qui m'a tiré dessus?". Il se tourna vers moi et
me lança le regard le plus pitoyable que j'ai jamais vu. Alors qu'il parlait,
je réalisai que j'étais moi aussi à découvert et je
plongeai sur ma droite à l'abri de la haie. Au moment où je me jetais
à terre et avant d'avoir pu lui répondre, j'entendis deux "ping"
et vis le visage éberlué de mon caporal, vomissant un filet de sang.
Il tomba face contre terre, bras en croix et jambes écartées, pointant
vers le ciel. Réaction! Réalisation! C'était le premier
soldat américain que je voyais réellement mourir, un parachutiste,
caporal de notre 508è Régiment je crois. D'autres coups
de feu me ramenèrent à la réalité de la situation.
Je tirai le caporal à l'abri de la haie qui ne présentait aucune
sortie et était à vue des allemands qui nous tiraient dessus depuis
l'autre extrémité du champs. Je me dis : " Il va te falloir
traverser la haie ". Mes deux premiers sauts me firent plus de mal qu'à
la haie, mais au troisième essai, je pu traverser les branchages et me
trouver en sécurité de l'autre côté de la haie. Toute
cette scène semble avoir duré bien longtemps. En réalité,
il ne s'était écoulé que quelques minutes depuis notre entrée
dans la grange. Nous décidâmes de quitter cet endroit où nous
avions vécu quelques instants de folie et nous partîmes en courant
pour contourner la maison et la grange. Nous poursuivîmes notre course au
delà de la route qui nous avait conduit là, courant pour sauver
notre vie. Les coups de feu avaient cessé mais nous entendions des voix
derrière nous qui nous incitaient à courir de plus en plus vite
pour mettre la plus grande distance possible entre ces voix et nous. Nous nous
dirigeâmes vers le nord et l'ouest à la recherche du secteur du 3è
bataillon du 508è.
Au croisement,
nous tombâmes sur un jeune Français qui nous indiqua que le bourg
de PICAUVILLE se trouvait sur notre droite en haut de la route. Nous décidâmes
à cet endroit que notre équipement était trop encombrant
et nous gênait dans notre progression et que la vitesse était à
présent impérative considérant la proximité des voix
qui nous poursuivaient. Nous enlevâmes nos masques à gaz, pensant
que les allemands n'auraient pas recours aux gaz vu que leurs propres troupes
étaient dans le secteur. Nous ne conservâmes que ce dont nous avions
besoin dans notre sac musette et nous entassâmes dans un fossé ou
plutôt entre deux tas de terre au bord de la route tous les articles dont
nous ne voulions plus. Nous enterrâmes le tout de telle sorte que cela fut
invisible à moins de se tenir directement dessus. Une fois ainsi allégés,
nous reprîmes la route mais dûmes continuer à avancer vers
le nord et l'est, plutôt que Nord Ouest à cause du grand nombre de
nids de mitrailleuses que nous rencontrions. Il nous semblait qu'à chaque
fois que nous prenions la bonne direction, il nous fallait faire un détour
à cause de ces mitrailleuses. Les voix se rapprochaient et donc nous
partîmes vers le seul espace boisé disponible qui, nous pensions,
pourrait nous procurer quelque abri et peut-être perdre nos poursuivants.
Le soleil tapait dur sur nos crânes, nous rendant poussiéreux, transpirant
et assoiffés.Et de surcroît, car cela faisait un moment que nous
n'avions rien mangé, nous mourrions de faim. Ainsi physiquement en piteux
état et essoufflé après notre fuite rapide, nous pensâmes
qu'un bref répit nous ferait du bien. Nous mîmes une sentinelle
en place et les autres s'endormirent. Deux ou trois hommes ne s'endormirent pas
et restèrent éveillés, parlant à voix basse et veillant
à rester immobile afin de ne pas être repérés par les
allemands qui infestaient la région. J'étais assis en face de
notre prisonnier près de nos deux valises. J'essayais de m'endormir mais
mes yeux ne voulaient pas quitter l'allemand. D'un seul geste rapide, il aurait
pu soit s'emparer d'un M-1 ou s'enfuir. Cela ne lui aurait pas rendu service car
il aurait tout de suite été abattu. Mais cela aurait attiré
l'attention des allemands sur nous et indiqué notre cachette, et nous ne
souhaitions aucune de ces complications. Mais pour rendre justice au prisonnier,
exemplaire en tous points, il faut avouer qu'il se contentait de nous suivre,
marchant, courant et se cachant chaque fois que nécessaire, et n'essaya
jamais le moindre geste qui nous eut fait douter de ses intentions. Quand nous
avancions, il avançait; quand nous stoppions, il stoppait. Il respectait
la distance avec l'homme qui le précédait et ne fit jamais le moindre
bruit. Je voyais qu'il souffrait de son épaule depuis sa blessure, mais
il était comme chacun d'entre nous à la différence que nous
portions nos armes et qu'il transportait deux valises pleines de papiers officiels.
Alors que nous profitions d'une accalmie, nous entendîmes des voix et plusieurs
coups de feu très près de nous, juste sur le chemin que nous avions
emprunté pour atteindre les bois. Nous fûmes vite sur nos pieds et
dans le même ordre de marche, à l'exception de l'éclaireur
qui était à présent le Private Jack Quigg de Pennsylvanie,
Compagnie I du 505è PIR. Le bois dans lequel nous marchions
n'était guère épais, plutôt clairsemé à
la vérité, mais très sauvage et plein de buissons d'épines,
d'herbes hautes et d'orties. Ceci ralentissait notre progression. A notre gauche,
nous apercevions un champ dégagé qu'il nous fallait éviter
afin de ne pas être vu des allemands qui nous poursuivaient. Au sud de cette
zone, nous suivîmes un fossé. Ce fossé séparait les
bois du champ, et nous choisîmes de suivre le fossé. Nous marchions
dressés chaque fois que possible et courbés quand il le fallait,
rampant si nécessaire pour ne pas dépasser du fossé. Parfois,
nous restions immobiles, respirant à peine de peur d'être vus ou
entendus de nos ennemis. Le champs était environ 60 cm plus haut que le
bas du fossé la plupart du temps. Quand les voix se faisaient plus fortes
et plus proches de nous, nous cessions de bouger. Nous entendions les balles siffler
au dessus de nos têtes. Les allemands nous chassaient avec insistance,
suivant des chemins séparés de quelques mètres, allant d'une
limite à une autre et revenant en courant à quelques mètres
de leur progression initiale. Ils n'arrêtaient pas de courir et de multiplier
les allers-retours entre les bois et les champs et à chaque fois qu'ils
parvenaient au fossé, ils le traversaient en sautant et en ne regardant
que là où ils allaient atterrir, évitant ainsi de jeter un
il dans le fossé lui-même. Nous eûmes de la chance qu'ils
fussent ainsi si préoccupés de leurs sauts. Dès qu'il
nous sembla que les voix s'éloignaient, nous avançâmes, centimètre
par centimètre, sous de longues épines, rampant sous les arbres
abattus, entre les troncs et le côté du fossé, égratignés,
en sang, en sueur, dans la douleur mais sans jamais abandonner. Finalement,
nos poursuivants semblèrent s'être éloignés et nous
continuâmes à ramper et à nous traîner le plus loin
possible de l'ennemi. Je me dis que nous avions beaucoup de chance qu'ils n'avaient
avec eux aucun chien de chasse ou autre. Nous aurions alors certainement été
repérés, capturés voire, tués sur le champ. Mais ils
n'en avaient pas. Nous partîmes plus loin vers l'est ; Ce fossé faisait
plus de 500 mètres de long. Mais peut-être n'en faisait il que 200
ou 300 500 mètres très durs de toutes façons. Quigg
était très fatigué et cela se voyait. Suivre ce genre de
piste était un travail d'homme et nous l'avions bien réussi. Nous
nous sentions à présent totalement à l'aise de nous être
débarrassé de nos bagages inutiles un peu plus tôt avant d'être
pourchassé si intensément. Quigg prit la tête et nous continuâmes
vers le Nord Est à travers les même bois où les allemands
nous avaient pourchassé, en direction du champ que nous avions alors dû
éviter. Soudain, Quigg se figea et se jeta au sol. Je fis aussitôt
signe au reste de la troupe de se jeter à terre le plus vite possible;
dans le champs devant nous, à environ 80 mètres se tenait une scène
qui nous était familière à l'entraînement mais que
nous ne concevions pas en situation de combat; la file d'attente d'une cantine! Nous
restâmes prostrés à regarder les allemands s'aligner pour
leur repas du midi. Ils portaient des uniformes dépareillés, certains
avaient leur veste déboutonnée, d'autres boutonnée et certain
n'en portait même pas. Certains étaient coiffés d'un casque
et d'autres pas. Certains avaient une arme à la main, à l'épaule
ou les traînaient derrière eux. Un ou deux criaient, peut-être
des ordres à l'intention des autres. Quelques uns riaient et l'un d'entre
eux chantait de toutes ses forces. Ils paraissaient tous de bonne humeur, c'est
le moins que l'on puisse dire. Et aucun d'entre eux ne semblait se douter qu'une
douzaine de parachutistes américains se tenaient à cent mètres
d'eux, à les observer batifoler dans le chaud soleil de midi. Wow! C'était
quelque chose à voir, à voir et à ne pas être vu. Tout
en observant l'avancée de la file d'attente, nous pensâmes aussi
à nous en éloigner avant que ceux qui en avaient terminé
avec leur repas ne viennent se promener à travers le pré et vers
les bois où nous nous cachions, à observer leur moindre mouvement,
en souhaitant pouvoir partager leur casse-croûte. Nous décidâmes
de repartir plein est pour essayer de contourner le pré où se trouvait
la cantine et où les allemands profitaient de leur repas.
Nous
partîmes donc vers l'est, vers là où les deux champs que nous
avions traversés dans la matinée se rejoignaient. Un petit ruisseau
les séparait, traversé par une petite passerelle. Nous rejoignîmes
cet endroit juste pour apercevoir un allemand traverser le petit pont et rejoindre
la file d'attente de la cantine. Il disparut derrière nous, puis deux officiers
apparurent suivant le même chemin.Ils montèrent sur le petit pont
et restèrent là, à regarder le ruisseau, semblant discuter
un problème car à chaque phrase, l'un ou l'autre accompagnait ses
paroles de grands gestes du bras ou de la main comme pour souligner ses propos.
Après
quelques minutes qui nous semblèrent des heures, les deux officiers allemands
traversèrent le pont et disparurent en direction de la cantine. Nous
attendîmes qu'ils soient hors de vue et hors de portée de voix et
nous nous assurâmes que personne d'autre ne se dirigeait là où
nous comptions aller pour quitter la zone et rejoindre nos unités respectives. Nous
observâmes la situation depuis un endroit situé près du pont. A
notre droite se trouvait un grand espace dégagé près d'une
route. A notre gauche, un petit chemin menait à une route en bordure d'un
champs, le tout à seulement quelques pas de nous. Nous nous trouvions à
la jonction de plusieurs champs, de quelques routes ou pistes, et à quelques
pas d'une petite rivière qui coulait vers le sud. Quigg, le lieutenant
Richard, le sergent Hall et moi-même approchâmes de la rivière.
Nous voulions aller au nord et puisque le ruisseau était en grande partie
recouvert et masqué par les arbres et les buissons, nous pensâmes
qu'il constituerait une excellente route bien protégée pour nous
permettre d'aller où nous voulions. Je pénétrai dans le lit
du ruisseau et me retrouvai avec de l'eau jusqu'à la taille. Je sortis
aussitôt. Une telle route serait trop pénible et trop lente. Nous
décidâmes de continuer par le chemin ou par la route vers le sud,
puis vers l'est avant de poursuivre notre " balade " vers le nord. On
pouvait discerner le bruit des servants d'un canon au nord ouest devant nous au
bout d'un champ, et c'est cela qui motiva notre décision. Alors que
nous allions partir, nous dûmes à nouveau nous cacher car un soldat
allemand traversait le champ juste devant nous. Nous reprîmes notre progression
après quelques minutes d'attente. Encore des fossés, marcher encore,
piétiner, ramper et crapahuter. Nous traversâmes le chemin qu'avait
suivi l'allemand et nous empruntâmes un fossé qui partait vers l'est.
Nous dûmes ramper à intervalles réguliers dans ce fossé
dont la bordure gauche était par endroit si basse que l'on pouvait nous
voir depuis le champ. Après avoir traversé un espace dégagé,
nous rejoignîmes la sécurité d'un petit bois où nous
décidâmes de prendre un repos bien mérité. C'était
un magnifique petit bosquet de conifères, majestueux et tout en hauteur,
et je me mis à repenser à Joyce Kilmer et à son poème
"Trees". Les arbres exhalaient une magnifique odeur de pins. Leur taille
nous protégeait du soleil tout en permettant à l'air frais de circuler.
C'était, comme quelqu'un le souligna, "un superbe endroit pour un
pique-nique." C'était si chouette que nous en profitâmes
pour planifier nos futurs projets en nous reposant sur un lit d'épines
de pins que ces arbres magnifiques avaient étendu pour nous. Nous établîmes
des sentinelles, en gardant un il sur notre prisonnier, et décidâmes
de continuer vers l'est pour essayer de rejoindre nos troupes avant la nuit. Tout
est resté calme durant une trentaine de secondes, puis des voix allemandes,
très proches de nous, nous firent sursauter; et derrière ces voix
se tenaient 25 ou 30 allemands qui venaient relever les artilleurs d'un canon,
à moins qu'il ne s'agisse d'une patrouille à notre recherche. Très
vite et en silence, nous nous levâmes et nous éloignâmes vers
le nord de quelques pas, vers l'orée des bois d'où nous pouvions
observer ce qui habituellement était un champ paisible, mais qui constituait
à ce moment un véritable danger. Nous tentâmes de le traverser
en rampant. Je commençai mais ne progressai que d'une dizaine de mètres
après plusieurs minutes. Je fis demi-tour et en revenant vers l'orée
du bois, je jetai un il vers le sud est et à environ 150 mètres,
je vis quelque chose d'incompréhensible. C'était un allemand
debout sur une clôture et qui nous faisait des signes comme pour venir vers
lui. Au premier abord, un léger espoir nous anima à l'idée
que nous avions peut-être enfin rejoint nos lignes. En quelques signes,
je demandai à notre prisonnier s'il s'agissait d'un allemand : Il répondit
"Yar". Je lui demandai si c'était un soldat : Une nouvelle
fois il fit "Yar". Je lui demandai alors s'il pensait que le soldat
savait que nous étions américain en lui montrant notre drapeau cousu
sur notre épaule. Et une nouvelle fois : "Yar". je demandai
alors : "Y a t'il beaucoup de soldats et sont ils à notre poursuite?
Et une nouvelle fois, il répondit "Yar". Ce "Yar"
fut le signal de s'éloigner de cette silhouette et de ces voix menaçantes. Quigg
prit la tête une nouvelle fois, vers l'est. J'étais derrière
lui et le Lieutenant Richard était en fin de colonne juste derrière
notre prisonnier. Quigg et moi prîmes une telle avance sur les autres
que nous fîmes une pause dans le champ voisin pendant qu'ils nous rattrapaient.
Je demandai au lieutenant Richard d'aller vers le champ au nord, puis de prendre
à travers champs vers l'est, et que nous le rejoindrions sur la route que
nous apercevions deux ou trois champs plus loin. Nous savions qu'il s'agissait
d'une route car nous avions vu passer des motos en arrivant. En jetant un regard
en arrière, nous vîmes 25 ou 30 allemands qui nous suivaient. L'ordre
devint d'avancer à fond droit devant. Quigg et moi atteignîmes
et traversâmes la route et nous cachâmes derrière la haie et
le muret qui la bordaient. Nous attendîmes 5 minutes en regardant l'endroit
où nous avions quitté le lieutenant Richard. Ne voyant aucun mouvement,
nous suivîmes une haie vers le nord sur environ 150 mètres et nous
dissimulâmes à l'entrée d'un champ, derrière une étable,
à environ 80 mètres en face d'un ensemble de constructions. Nous
surveillâmes l'entrée en nous dissimulant, nous demandant ce qui
allait nous arriver ensuite. Nous espérions que le reste du groupe qui
avait comme nous passé une partie de la journée à échapper
aux allemands, allait comme nous traverser la route et nous rejoindre en passant
par dessus la haie. Des tirs rompirent le silence, 5 minutes de fusillade venant
de l'endroit où devait se trouver nos amis, puis le silence. Quigg et
moi échangeâmes nos pensées. Avaient ils été
tués? Ou bien capturés? Ou avaient ils pu s'échapper et se
mettre en sécurité? Qui sait? Le saurions nous jamais? Cela signifiait
que Quigg et moi étions à présent livrés à
nous même. Nous prîmes la décision de rester là où
nous étions et d'attendre minuit pour partir. Vers le nord d'abord puis
vers l'ouest pour voir ce qu'il arriverait entre minuit et les premières
heures du jour. Il était 19 heures, il nous restait donc 5 heures à
attendre. Je me levai pour aller jeter un coup d'il autour de notre cachette.
A travers une fissure à l'arrière de l'étable, je pouvais
apercevoir une grande maison et une grange, et à mon grand effroi, des
allemands qui cavalaient partout comme s'ils s'apprêtaient à pourchasser
des groupes d'américains. Je surveillai une ouverture dans le champ près
de la maison quand 3 allemands en uniforme camouflé se dressèrent
dans l'ouverture. Je m'immobilisai, allongé contre un talus de boue, les
coudes dans l'espace au milieu de la haie, les yeux rivés à mes
jumelles. Figé, oui figé! 2 allemands s'arrêtèrent
en bordure de la haie et le troisième regardait fixement vers moi. Je savais
qu'il me regardait. J'étais pétrifié. Puis cet allemand leva
son fusil et le pointa directement sur ma tête. C'était comme si
nous nous visions mutuellement. Nous nous visions mais son arme était beaucoup
plus redoutable que la mienne. J'étais toujours pétrifié.
Il plongea derrière la haie et je gardai ma position, par chance car il
se dressa de nouveau et me visa. J'étais figé et il répéta
cette action une ou deux fois. J'étais pratiquement paralysé. Puis
les 3 allemands se levèrent et partirent vers le sud. Pouhh. Je m'assis
; mon dos était trempé de sueur. Je n'étais plus figé
mais très nerveux. Si j'avais bougé avant que les allemands ne partent,
nous aurions probablement été chassés de notre cachette. A
ce moment, deux allemands marchèrent quelques pas devant nous, laissèrent
la barrière de l'étable ouverte et avancèrent une centaine
de mètre vers leur foxholes et commencèrent à tirer. Juste
à tirer. Sans cibles particulières, mais simplement pour faire du
bruit et harceler les américains qui se trouvaient dans la zone. La
barrière étant ouverte, les vaches partirent en vacances et un de
ces bovins à gros nez commença à dévorer notre camouflage
et à nous rendre très nerveux. Mais cela n'était rien. Soudain,
il nous aperçut et commença à trépigner, à
meugler et à nous regarder, bougeant dans tous les sens comme pour mieux
nous apercevoir. Nous avions très peur que quiconque regardant vers nous
ne remarque cet étrange manège. Mais une nouvelle fois, la chance
était de notre côté et les cieux nous protégeaient.
Mais, après nous avoir quitté une petite demi-heure, cette vache
revint et recommença son cirque.
Minuit!
Nous nous faufilâmes hors du champ de la vache, vers la route que nous avions
précédemment traversé, et que nous suivîmes sur le
côté en direction du sud ouest, en essayant de contourner un barrage
allemand à notre Nord. Après avoir traversé 5 prés
vers l'ouest, nous tombâmes sur une intersection barrée par les allemands.
Un 88 était en position à l'angle sud est et vomissait ses flammes
à chaque instant. Quigg et moi traversâmes la route à 4 pattes
et partîmes plein sud en essayant de ne pas troubler le calme de la nuit
(à part le bruit du canon) avec le bruit de nos pas. Nous repérâmes
une sentinelle qui venait vers nous mais elle s'arrêta, fit demi-tour et
repartit d'où elle venait. Nous l'observâmes effectuer cette manuvre
à plusieurs reprises et comprîmes qu'elle montait la garde pour le
88 et ses préposés que nous avions eu la chance d'éviter
quelques minutes plus tôt. Nous escaladâmes un talus afin de laisser
à la sentinelle sa partie de la route. Et alors que nous pénétrions
dans la champs, l'enfer se déchaîna sous la forme d'un tir de barrage
de 88 qui dura une dizaine de minutes à siffler au dessus de nos têtes,
à une distance que je ne saurai dire, mais durant lesquelles nous restâmes
recroquevillés à terre à embrasser le sol et à nous
demander s'ils connaissaient notre présence où s'ils avaient déclenché
ce tir pour une toute autre raison. Plus tard, nous découvrîmes qu'il
s'agissait d'un tir de routine déclenché toutes les demi-heures,
avec quelques tirs sporadiques entre les deux. Nous rampâmes vers la
haie à notre sud et alors que nous approchions de sa partie la plus épaisse
qui débordait sur la route que nous venions de traverser, nous entendîmes
quelqu'un tousser et se racler la gorge puis nous distinguâmes le
bruit de bottes cloutées sur la route qu'occupait la sentinelle. Les minutes
s'écoulèrent et la toux se poursuivait, tandis que le bruit de bottes
se rapprochait et que le 88 continuait de tirer. De temps en temps, un coup de
feu éclatait. Quigg et moi étions toujours allongés dans
le coin du champ derrière la haie. Le jour se levait. Il était temps
pensai-je de voir qui ou qu'est ce qui se trouvait de l'autre côté
de la haie. Je dis à Quigg de ramper et de surveiller un côté
pendant que je rampai à travers de la haie, pistolet en main, armé
et prêt à tirer. J'approchai de l'endroit où se trouvait notre
adversaire, de plus en plus près, me tortillant lentement et silencieusement
jusqu'à lui. Il était là! Un parachutiste américain
a moitié endormi, dénommé Russel Nosera appartenant à
la compagnie de commandement du 1er bataillon du 507è PIR. Quel
soulagement!! J'appelai doucement Quigg qui nous rejoint rapidement et nous nous
installâmes pour la journée, et pour une partie de la nuit. Nous
camouflâmes notre cachette et nous passâmes la journée à
observer les allemands. Nous vîmes des camions et des bus chargés
de troupes passer devant nous et se diriger vers de nouvelles positions de défense,
j'imagine. Nous vîmes un groupe d'officiers, à moitié dévêtus,
traînant derrière eux leurs sacs pleins de vêtements se presser
derrière un camion qui montait la côte. Au sommet de celle-ci, ils
grimpèrent à bord et partirent vers le nord-est, par où nous
étions arrivés la nuit précédente. Nous vîmes
d'autres allemands installer un 88 et des mortiers, après avoir empilé
des caisses et des caisses d'obus. Nous vîmes des charrettes tirées
par des chevaux si chargées que officiers et soldats de troupe durent pousser
pour les aider à avancer dans la bonne direction. Ils utilisaient les chevaux
par couple, par quatre et à une reprise, nous vîmes un attelage de
6 chevaux aidés par 4 hommes pour atteindre le pré où se
trouvaient les canons. Et tout en observant ce qui se passait autour de nous,
nous n'osions respirer trop fort, sans parler de tousser, bougeant très
très lentement, afin de ne pas attirer l'attention d'un regard qui se serait
porté dans notre direction. La journée fut longue, non pas à
cause du manque de mouvement chez les allemands, mais parce que nous regardions
passer le temps en attendant que l'obscurité s'installe pour nous permettre
de bouger et de poursuivre notre recherche d'unités amies. Tout en attendant,
nous mangeâmes ce qui nous restait de nourriture, c'est à dire pas
grand chose, et bûmes pratiquement toute notre eau. Chose que nous allions
regretter plus tard.
De nouveau minuit, exactement
ce que nous attendions, et qui arriva enfin. La lune n'était pas très
haute, mais très brillante bien que le ciel soit en partie nuageux. Ce
dernier point nous importait car nous serions moins facilement repérés
si la lune n'était pas trop brillante. De nouveau, Quigg prit la tête
lorsque nous sortîmes de notre cachette des dernières 20 heures.
Je suivis et Nosera assura l'arrière-garde. Nous suivîmes au début
une direction Nord Ouest, mais comme précédemment, il nous fallut
suivre d'autres directions pour éviter les positions ennemies, Et cette
déviation nous conduisit vers le nord est. Nous nous dirigions vers ce
que nous pensions être une position d'un de nos mortiers, mais à
chaque fois que nous avions l'impression d'approcher le point d'où partaient
les coups, ils semblaient s'être déplacés. Nous poursuivîmes
ainsi notre route. Nous marchions vite, car nous étions anxieux de rejoindre
dès cette nuit nos propres troupes dans un laps de temps le plus court
possible. Un moment, nous arrivâmes à l'intersection d'une route
et d'un chemin et nous décidâmes de nous arrêter et de nous
reposer un peu tout en faisant le point sur notre situation. Dans le silence de
la nuit, nous pouvions discerner des voix allemandes tout autour de nous. Nous
entendions leurs voix, ainsi que le bruit des charrettes chargées que l'on
déplaçait et les injonctions des allemands aux chevaux qui tiraient
ces charrettes. Quelques unes passèrent à seulement quelques centimètres
de notre cachette dans les hautes herbes qui bordaient la route sur plus d'un
mètre de haut. Le jour approchait rapidement et nous savions qu'il nous
fallait nous trouver un bon endroit où nous cacher ainsi que de la nourriture
et de l'eau. Nous avions partagé notre eau et notre nourriture durant la
journée et demi écoulée et nous avions bu et mangé
plus que de raison. Nous avions dévoré une partie de nos rations
afin d'alléger nos poches, dans la perspective de devoir courir pour échapper
à nos poursuivants. Ainsi, dans la première lumière du jour,
nous nous mîmes à chercher, l'oreille aux aguets et en nous dépêchant. A
un certain point, nous rencontrâmes un chemin tout tracé, sur lequel
traînait une corde de parachutiste. Ceci nous sembla de bon augure et nous
continuâmes plus avant, pour finalement rejoindre une route qui menait à
un petit village. Nous décidâmes qu'il nous fallait de l'eau, mais
pas au point de risquer la capture. Nous avions aussi besoin de nourriture et
d'informations sur l'endroit où nous nous trouvions. Sous peu, nous fûmes
dans le village. Il s'érigea devant nous au sortir d'une petite descente
et au détour d'une petite route poussiéreuse. Durant tout ce
temps, les voix des allemands se rapprochaient et alors que nous progressions
parmi un labyrinthe de petites ruelles, nous pouvions clairement distinguer les
allemands. Quigg entra dans une étable à fumier. Il me jeta un regard
par la fenêtre et m'indiqua trois allemands en train d'installer une mitrailleuse. Je
les vis et quand ils disparurent au coin d'une maison, je rejoignis Quigg dans
l'étable. Les allemands ne nous avaient pas repéré car
j'étais avec Quigg dans l'étable et Nosera était derrière
la bâtisse. Notre gorge était serrée car au moment où
Nosera s'avança pour nous rejoindre à l'intérieur, les allemands
l'aperçurent qui entrait. Nous nous en rendîmes compte immédiatement
car les allemands faisaient des gestes dans notre direction. Ils ne savaient pas
combien nous étions mais ils avaient compris qu'il y avait quelqu'un là-dedans. Nosera
dit : "Cachons nous sous le fumier!". Je répondis que nous ne
pouvions pas car nous étions déjà repérés et
qu'ils allaient bientôt venir nous chercher. Il nous fallait foutre le camp.
Ils furent d'accord pour me suivre. Je criai "Suivez moi!" et fonçai
à l'extérieur, pris à gauche, parcouru 4 mètres le
long d'une étroite allée et tombai sur une rue perpendiculaire.
Je pris à gauche et en tournant le coin de la rue, j'aperçu 4 ou
5 allemands en train d'installer une mitrailleuse. Je serrai le mur du bâtiment,
si près que je le percutai et tournai sur moi-même comme un joueur
de rugby essayant d'échapper au plaquage. Je regardai droit dans le canon
de la mitrailleuse et je vis les balles traçantes monter vers moi. Je sentis
ma pelle qui était accrochée à ma ceinture littéralement
emportée par les balles. Je fis un tour complet sur moi-même et pris
mes jambes à mon cou et partis sans m'arrêter. Si le bâtiment
derrière lequel étaient les allemands n'avait pas été
de forme arrondie, les balles ne m'auraient pas manqué, mais ils tiraient
un peu sur ma droite et à chaque pas je prenais un peu de gauche en m'enfuyant.
Je savais que je n'étais pas encore en sûreté. Je couru jusqu'à
un verger, pris à droite sur une vingtaine de mètres et traversai
un pré à découvert sur 40 mètres avant de plonger
dans un fossé qui bordait une haie. Je rampai au fond de ce fossé,
toujours vers la droite, pour m'éloigner de cette étable où
j'avais laissé Quigg et Nosera qui n'avaient pas répondu à
mon injonction " Suivez moi ". Après avoir rampé sur
une dizaine de mètres, je m'arrêtai et repartis dans l'autre sens,
couvrant ma trace tout en progressant, essayant le mieux possible de me camoufler. Au
bout de quelques minutes, je m'immobilisai, et je crois que je m'arrêtai
de respirer également. Je pris mon bonnet de laine et l'utilisai pour masquer
mon visage car je devais être pâle comme un linge et je craignais
de me faire repérer. Une fois dans un coin où je pensais pouvoir
rester cacher et me reposer un moment, je recouvris mes jambes avec des feuilles
et des ronces mortes. Je glissai ma main gauche dans mon casque, pour masquer
la partie de mon visage qui n'était pas couverte par mon bonnet, et j'attrapai
ma carabine, que j'avais réussi à garder depuis que je l'avais emballée
dans sa housse à Nottingham, dans la bonne vieille Angleterre et Folkingham
Airfield que de bons souvenirs j'y avais laissé J'étais
étendu là, remerciant Dieu pour ma petite taille et mon petit gabarit
et pour m'avoir permis de trouver ce fossé qui me protégeait des
regards. Avant de m'installer dans ce fossé, je vérifiai mon pistolet
et mon poignard pour être sûr qu'ils étaient a portée
en cas d'urgence. J'avais hésité d'escalader le talus au pied
duquel j'étais à présent caché dans ma hâte
de mettre de la distance entre moi et les allemands. Mais il m'aurait ensuite
fallu traverser un pré, une route et une autre haie avant de tomber sur
un autre champ qui, je l'appris depuis, était semé de trous d'hommes
allemands destinés à abriter des mitrailleuses et des mortiers,
en plus de fantassins. Je fus heureux plus tard de ne pas avoir eu les yeux plus
grands que le ventre en essayant de m'enfuir plus loin. Cet épisode est
l'un des nombreux moments qui me firent plus tard réaliser combien je n'étais
jamais seul dans mes ennuis et dans mes aventures; Dieu était vraiment
là à me surveiller.
Allongé
là, je commençai me demander ce qui avait pu arriver à Quigg
et à Nosera, mais pas pour longtemps. J'entendis bientôt des éclats
de voix, qui criaient avec excitation, des voix hautes perchées, allemandes
et américaines. Les voix allemandes criaient à moitié en
allemand et à moitié en anglais ou en américain. Les voix
disaient : "zortez! zortez! Hans Oop! Hans Oop! nous tuer! nous tuer!!"
Puis j'entendis l'un de mes compagnons de ces dernières heures, un de mes
parachutistes crier : "Non! Non! je ne veux pas mourir!" Puis Brrrrrrrrr!
Brrrrrr! la rapide rafale d'une mitraillette portée par les allemands avait
fait son uvre. Plus de voix américaines. Plus de mots en anglais. Je
savais ce qui allait se passer ensuite. Je respirais à peine. Je savais
oui les voix, comme une horde de chiens approchaient du pré et du
verger que j'avais traversés. Je me mis à prier, et je croyais chaque
mot que je prononçais. Je priais. Je demandais pardon. Je demandais la
bénédiction pour mes parents et pour mes amis; Oui, je priais et
je croyais fermement que c'était là mes derniers instants sur terre. Ils
vinrent!!! Les allemands arrivèrent par le champ que j'avais d'abord emprunté
avant de sprinter vers le verger et le petit pré. Pendant plus de deux
heures, ils tirèrent dans chaque recoin, dans chaque maison en bordure
du verger. Ils tiraient avec cette mitraillette à débit rapide qui
fait un bruit du genre " brrrrr ", très différente de
notre Thompson qui sonne beaucoup plus lente, presque par à coup, ou comme
notre mitrailleuse et son Ack Ack Ack Ack Puis, inévitablement,
ils entrèrent dans le pré où je me cachais. Ma carabine était
toute rouillée à cause de ma transpiration qui gouttait de mon cou
et de mon nez sur la culasse. J'étais si immobile je cru que mon cur
s'était arrêté. Mais je pensais aussi que le boum boum boum
qu'il faisait me ferait repérer. Ils arrivèrent! Un soldat allemand
marcha à travers les ronces juste 1 mètre devant moi et escalada
le talus. Pffff! Il cria quelque chose à ses camarades " Rien ici!
" ai je cru. Puis il poursuivit plus loin à travers champs. Je l'entendis
s'éloigner de ma position. Puis les allemands avec les mitraillettes
revinrent vers moi, mais parce que l'herbe était si haute, deux ou trois
mètre au dessus de moi, et les ronces si épaisses, qu'ils restèrent
loin de moi. Mais ils tirèrent et tirèrent tout autour de moi. Je
sentais le vent du plomb qui volait, et je voyais les petits geysers de poussière
là où les balles se fichaient dans la terre juste au dessus de moi.
Plus tard, je vis les trous où les balles étaient entrées
en ordure de la haie. A douze reprises les allemands arpentèrent la zone
où j'étais cachée, tirant à l'aveuglette à
chaque passage. Je me demandais si le 13ème passage me serait fatal. Mais
il ne vint pas. 13 a toujours été mon numéro de la chance.
Je me rappelai l'avoir porté sur mon maillot de hockey au collège.
Puis, ils s'éloignèrent, Dieu Merci, ils partirent et ne revinrent
pas me chercher. Quelqu'un continuait de veiller sur moi. Nous étions
le jeudi matin, Jour J +2. Je m'étais glissé dans ma cachette vers
8 heures et je savais qu'il me faudrait rester là jusqu'à la nuit,
c'est à dire une bonne douzaine d'heures. Toute l'après-midi, notre
artillerie bombarda ma zone, puis nos avions, P 47 et P 51 vinrent aussi bombarder.
Mais j'étais trop près, juste au milieu des bombes. Puis l'artillerie
allemande entra en action. Les 88 allemands et les mortiers tiraient dans discontinuer.
Je pensais que cela ne cesserait jamais. C'était vraiment un mauvais endroit
pour se cacher. Je le savais mais je ne pouvais bouger, et à ce moment
là, il n'y avait rien à y faire. J'attendais l'obscurité
et je priais pour qu'elle vienne vite. Mais, avant que ne tombe la nuit, les vaches
arrivèrent. Elles commencèrent à manger la haie devant moi.
Et je me rappelai cet autre moment où une vache avait failli trahir ma
présence. Mais peu après, un français et une française
vinrent chercher les vaches pour la nuit. Mais ces français faillirent
me marcher dessus en essayant de contourner le troupeau pour le faire sortir du
champ. L'heure du déjeuner puis du dîner passa, et je n'avais toujours
rien mangé. Je n'avais plus rien. J'attendis patiemment la nuit. Je
me dis que je pourrais sortir de ma cachette en rampant et escalader la haie sur
ma droite, puis traverser le pré, rejoindre la route de l'autre côté
du champs et m'échapper à travers champs direction Nord Est, avec
l'espoir de rencontrer des troupes alliées débarquant des plages.
A ce moment, les allemands ont commencé à se déplacer à
travers champs autour de ma position. Ils emmenaient leurs 88, leurs mortiers,
leurs mitrailleuses et leurs pistolets mitrailleurs. A la nuit tombée,
les champs grouillaient d'activité, d'allemands et de coups de feu. Il
me fallait trouver un autre moyen de m'échapper. Je pensai alors avancer
d'une cinquantaine de mètres, puis partir sur la gauche Mais non!
Il y avait là une mitrailleuse. Recommençons! Je pourrais repasser
par l'arrière du verger non, non et non, il y avait le 88 et les
mortiers! Peut-être alors en longeant l'arrière du verger et à
travers le pré?? Non, non et non! Toujours une mitrailleuse ou un 88, ou
tout autre arme allemande, et bien sûr des troupes. Je me parlai à
moi-même, essayant de me calmer, de me ressaisir, en changeant de point
de vue mais à chaque fois il me fallait revenir à ma réalité. Une
nouvelle journée s'avançait, et le jour commençait à
poindre ; Je n'avais pas du tout dormi car je ne pensais qu'à sortir de
ma cachette et à fuir mon triste sort. Je ne pouvais pas dormir en plein
jour de peur d'être repéré. Je ne pouvais pas dormir durant
les heures d'obscurité car j'avais peur que mes ronflements n'attirent
l'attention sur ma cachette. Je restai étendu là. Mes jumelles,
sous ma veste, pénétraient les chairs de ma poitrine. Ma carabine
coupait la circulation de mon bras droit, l'anesthésiant totalement, particulièrement
mes doigts. Il me fallait bouger et changer de position. J'avais faim, j'avais
soif. Puis ce fut le jour. J'étais sans eau et sans nourriture. Il me faudrait
à nouveau attendre la nuit. J'essayais de me relaxer. Je pensais à
chez moi, à mes amis, à mes chiens, mes voyages, les camarades rencontrés
lors de mes différentes assignations et postes aux USA. Je jurais que dorénavant
je boirais tout ce que l'on m'offrirait, que ce soit du lait entier ou du vinaigre.
Je frissonnai. Je détestais le lait entier, mais j'en boirais volontiers
maintenant si j'en avais à disposition. J'étais éreinté,
mais j'avais encore toute ma tête, tous mes sens et mon cur. J'avais
toujours foi en Dieu, mais j'étais seul, tellement seul. Et il me semblait
que j'allais rester seul encore bien longtemps. Mais qui sait? Pensai-je en moi-même. Pas
pour longtemps, car à partir de ce moment là (nous étions
vendredi matin, Jour J +3) les P-47 commencèrent à larguer leurs
"ufs", et l'artillerie de nos troupes attaqua les positions allemandes.
Ceci prit de l'ampleur lorsque les allemands répondirent coup pour coup
toute la matinée, toute l'après-midi. Dans la soirée, les
allemands amenèrent d'autres 88 et d'autres mortiers dans le secteur. Puis
un allemand équipé d'une mitrailleuse et un autre d'un pistolet
mitrailleur prirent position juste à côté de moi, de l'autre
côté de la haie. Je les entendais parler, tousser, cracher
je les entendais même respirer. Mais surtout, j'entendais leurs armes participer
au plus ahurissant vacarme que je n'ai jamais entendu. Toute la nuit, à
moins que notre artillerie ne les réduise au silence, les allemands déclenchait
ce vacarme avec le départ de leurs coups. Le bruit des explosions était
provoqué par notre propre artillerie qui tirait tout autour de moi. C'était
OK si elle parvenait à détruire quelques canons allemands. Mais
cela ne semblait pas être le cas. Chaque fois que je pensais qu'un canon
allemand avait été touché, il me semblait que deux canons
ouvraient le feu là où il n'y en avait eu qu'un seul. Je me rappelais
avoir vu un film là dessus. Mais ceci n'était pas de la fiction.
C'était ici et maintenant. Je m'étais décidé en
ce vendredi matin d'attendre que les alliés me trouvent. Je savais qu'à
tout moment à partir de J +3, ils devaient apparaître. J'attendis
donc avec un espoir renouvelé. A l'heure du dîner, la pluie se
mit à tomber, et quelques gouttes atteignirent mon bidon, mais pas assez
pour me faire quoi que ce soit. Les feuilles étaient humides, et je les
léchai, mais sans grand résultat. Je décidai d'attendre et
de ne pas prendre de risque à chercher de l'eau. J'étais certain
que de l'aide allait bientôt arriver.
Finalement,
l'aube fut là. Samedi, Jour J +4, et j'étais toujours au cur
de la tourmente. Leur artillerie, puis la nôtre bombardait la zone. Toute
la journée précédente, les obus avaient atterri près
de moi, mais il me semblait que les choses se corsaient davantage. Cela signifiait
que les allemands se retiraient devant la poussée Alliée qui venait
occuper mon secteur. Je priais encore. J'attendis ce qui me sembla être
une éternité puis j'entendis des voix. Je ne pouvais encore distinguer
si elles étaient américaines ou allemandes. Et j'entendis quelqu'un
dire : "Ecoute ce canon. Tiens, c'est pour toi". Puis j'entendis le
bruit d'une mitraillette allemande : Brrrrrrrpppttt et la voix reprit "C'te
putain d'arme est à moi". Je sus qu'il était américain.
Aucun allemand ne dit jamais "C'te putain d'arme ". J'appelais
de toutes mes forces ; "Hey, soldats américains..". Une seconde
après, deux Gis s'avancèrent vers moi. Je leur demandai à
quelle division ils appartenaient et ils me dirent qu'ils étaient de la
90è DI. Ils déblayèrent les ronces et les buissons
pour me tirer de ma cachette, et me donnèrent à boire. Je m'époussetai
et ils me laissèrent aller. J'essayai de marcher mais mes jambes étaient
en coton et refusaient de me porter. Les soldats me soutinrent et après
quelques secondes, mes forces revinrent et je repris le contrôle de mes
jambes. J'étais à nouveau maître de moi-même.
Je
fis mon rapport au Lt. Lovell, Co I, 357th Infantry, 90th Division, puis j'allai
jusqu'à l'étable pour voir ce qui s'y était passé.
Je trouvai un fusil M1, dont je m'emparai. C'était la seule trace du passage
d'américains dans le coin. Je décidai de suivre la 90è
dans sa progression car je pensais qu'elle trouverait ma division. Mais on me
dit qu'il y avait des unités de parachutistes sur leur arrière par
où ils étaient passés. Je suivis leur direction et bientôt
rencontrai des paras de la 82è. Ils m'indiquèrent où
se trouvait le 3è bataillon du 508 PIR et me conduisirent en
jeep à une centaine de mètres de là où j'étais
resté caché des nuits et des jours.
Je
me présentai à l'Etat major du bataillon et à son commandant,
LT Col. Louis G. Mendez Jr. J'était heureux et plein de reconnaissance.
Je remerciai Dieu pour son aide et sa bienveillance..
Malcolm
D. Brannen
Ce témoignage est publié avec l'autorisation
de Jean Brannen et l'aide de Tom Colones.