Nous passâmes le Memorial Day de
mai 1944 tranquillement à l'aérodrome de Cottesmore dans les
Midlands. Il n'y avait nul besoin de nous forcer à nous souvenir de
l'histoire passée, surtout qu'on nous avait ordonné de rassembler
notre équipement de combat plusieurs jours auparavant et qu'on nous
avait transporté là à bord des autobus d'une compagnie
de bus locale, ainsi qu'à bord de nos camions. Nous étions là
pour la dernière préparation à ce si attendu saut sur
le continent Européen. Et cependant, le passé nous importait,
car de nombreux soldats avaient, avant nous, subi des combats similaires et
nous pouvions apprendre de leurs échecs comme de leurs succès.
Je repensais à l'époque où cette journée se dénommait
Decoration Day, quand les vétérans de la Guerre Civile défilaient
dans le secteur de Hunting Park à Philadelphie, et que mon grand-père
nous y emmenait par la route 52 et le tram N°6 de York Road au départ
de Germantown.
Il devait y avoir une raison spéciale
à ce que les autobus anglais concourent à régler nos
problèmes de transport, mais je n'étais pas dans le secret de
ce mystère. Nous avions nos propres camions de 12 tonnes américains,
mais peut-être n'y en avait-il pas assez pour assurer tous ces allers
et retours vers la base aérienne, car nous utilisions ces bus chaque
fois que nous partions en exercice pour un saut avec tout l'équipement
de combat. S'il y avait des espions allemands dans les parages, ils devaient
certainement être dans la plus grande confusion face à toutes
nos manuvres. On traversa Loughbourough jusqu'à Melton-Mowbray
puis jusqu'à Cottesmore. Cottesmore! nous revoilà! Nous ne savions
jamais si c'était notre dernier voyage pour le saut et l'invasion de
l'Europe, ou simplement un autre exercice. Il nous fallait attendre le briefing
pour le savoir précisément. Nous avions fait ce déplacement
plusieurs fois précédemment et chaque fois nous en étions
revenus comme nous étions partis. Cette fois, nous embarquâmes
dans les bus à notre camp de Quorn et nous nous traînâmes
à travers la campagne anglaise. Une partie des transporteurs de troupe
de la 9ème Air Force nous attendait à Cottesmore avec les C-47
prêts à nous emporter vers la destination prévue. Chaque
déplacement suscitait des rumeurs en tout genre, mais cette fois, les
vétérans prétendaient que c'était pour de bon.
On ne leur prétait guère attention car on avait déjà
entendu ce refrain dans les courants d'air autour du camps de l'aérodrome.
Nous fûmes escortés par des
MP à moto très classes avec leurs brassards officiels sur leurs
uniformes. Lorsque nous arrivâmes, ils nous pressèrent à
l'intérieur de la base, jusqu'aux hangars qui seraient notre domicile
pour les jours suivants. C'était un vrai combat pour s'extraire des
bus étriqués et se mettre en formation par compagnie pour rejoindre
en marchant les hangars qui nous étaient assignés. Marcher n'est
peut-être pas le mot approprié, car on s'est plutôt trainé
avec nos équipements jusqu'à notre emplacement.
Il y avait des lits pliants sur toute la surface du hangar et il restait à
peine la place pour circuler, ce qui rendait nos déplacements difficiles.
Il semblait qu'il y avait à peu près 500 lits. Je me demandais
à qui ils étaient destinés. Chaque compagnie se vit assigner
un emplacement et dut installer ses équipements en attendant l'heure
de la bouffe. Même cela était prévu! Après le casse-croûte,
on a eu droit à un premier briefing sur notre code de conduite à
l'intérieur de la base et sur les règles de propreté
à observer. Position des WC, gymnastique, limites, et toutes ces choses
importantes qu'un GI doit savoir.
Une fois le petit-déjeuner et la
gymnastique matinale terminés, nous étions prêts pour
notre premier briefing concernant notre nouvelle mission. On nous livra quelques
équipements nouveaux que l'on n'avait pas lors des sorties précédentes.
Nous reçumes de nouveaux masques à gaz et des rations K. Après
cela, on nous donna, suite à une démonstration appropriée,
un nouveau type de grenades faites d'un nouvel explosif appelé "composition
C" mis au point par les anglais. Une boule de matière ressemblant
à de l'argile de la taille d'une balle de softball que l'on enveloppait
d'une espèce de chaussette en plastique et dans laquelle on plantait
un détonateur. On nous expliqua que l'on devrait emporter un de ces
trucs dans une de nos poches de pantalon de saut et que cette merveille bien
utilisée contre un tank pouvait y faire un trou et projeter à
l'impact des éclats à l'intérieur ou simplement lui faire
perdre une chenille. J'entendis ce qui ressembla à un hourrah! quelques
vétérans de la Sicile qui avaient vu un Tigre en action exprimèrent
quelques doutes sur la valeur réelle de ces grenades. Il nous sembla
que nous devenions plus vulnérable avec ces objets dans nos poches.
La rumeur qui se faisait insistante depuis
notre arrivée à l'aérodrome a pris une tournure plus
sérieuse avec la distribution des munitions pour nos armes. L'invasion
était imminente. Et la touche finale nous fut apportée avec
l'explication du mode d'emploi des mines Hawkins à utiliser sur les
barrages par toutes les unités. Elles nous furent distribuées
individuellement juste avant le décollage. On les rangea dans nos sacs
à dos avec nos rations et nos vêtements de rechange. On nous
conseilla d'insérer un morceau de carton entre la boîte et le
détonateur pour empêcher toute explosion prématurée
durant le voyage. On a bien calé la mine entre nos rations de nourriture
pour qu'elle ne bouge pas. Sympa non?
Des exercices physiques nous étaient
constamment proposés pour éviter que l'on se ramollisse dans
l'espace confiné des hangars. Le 1er juin, après le casse-dale
et la gym habituels, le hangar grouillait d'activité avec l'arrivée
de soldats transportant dans l'espace briefing de grandes maquettes de la
taille de tables de ping-pong, montrant des villes, des ponts et des terres
d'un pays non identifié. Tous les détails apparaissaient, avec
les zones boisées et les champs et dans certains cas, quelques animaux.
Nous devinâmes facilement qu'il s'agissait de notre destination finale
et ce dans un futur proche. Le briefing débuta à 9 heures précises.
Nos officiers nous regroupèrent par compagnie pour l'appel. On nous
donna des instructions quant à quelle maquette nous devions nous intéresser
et avec quel instructeur, et nous écoutâmes les explications
données concernant les tâches à accomplir dans les zones
indiquées. Tout le régiment était réuni et le
colonel Ekman nous présenta l'Opération "Overlord"
dans ses grandes lignes, sans préciser à ce moment ni le lieu
ni la date, mais en passant en revue les importantes responsabilités
et objectifs du 505ème, et la jonction espérée avec les
forces venues de la mer dans un laps de temps donné. Il indiqua les
maquettes de terrain autour de lui et précisa que nous recevrions bientôt
plus d'informations concernant les objectifs par compagnie. Il nous révéla
enfin qu'il s'agissait de lieux situés en Normandie, France, que nous
devrions prendre et tenir jusqu'à ce que les forces venues par mer
nous rejoignent, ce qui devrait se faire en approximativement 12 heures, du
moins en théorie. Il ordonna ensuite aux commandants de compagnie de
diriger leurs unités pour parfaire leurs connaissances des plans d'invasion.
Notre indifférence du début s'estompa car la situation prenait
une tournure très sérieuse.
En un instant, on nous donna l'ordre de
nous rassembler autour des tables consacrées aux objectifs de la compagnie
H, partie intégrante du troisième battaillon. Je m'émerveillai
devant l'habileté des artisants qui avaient construit ces maquettes.
La nôtre montrait un petit village en son centre, avec des routes menant
dans différentes directions et des panneaux indiquant d'autres villes
comme Chef du Pont et Montebourg. Le Nord, l'Est, le Sud et l'Ouest étaient
indiqués comme sur des cartes.
Il n'était pas facile de tout intégrer en un seul coup d'il
et j'étais fasciné par les détails. Je voyais les rivières
et les champs entourés de haies et d'autres types de végétation.
Un Lieutenant du G-2 fit une première présentation à
notre groupe, mettant en évidence les zones de première importance,
puis passa la parole au lieutenant de notre section, Lieutenant Alexander
Townsend qui insista sur notre responsabilité à appuyer le troisième
battaillon dans la capture de Sainte mère Eglise. Nous devions tenir
des barrages autour du village pour le sécuriser jusqu'à ce
que les forces venues de la plage nous relèvent. Ce serait probablement
des unités de la 4ème division d'infanterie qui devait débarquer
sur la plage face à nous et dont le nom de code était "Utah".
Nous apprîmes que le nom de la péninsule était "Cotentin"
et qu'elle se prolongeait depuis la Normandie jusque dans la Manche.
Connaissant mal la géographie de la France, nous nous demandâmes
où cela pouvait bien être. Nous n'avions jamais entendu parler
du Merderet, de Ste. Marie du Mont, La Fiere, Neuville, Montebourg, Coquerie,
Beuzevillle au Plain, ou Chef du Pont pour ne nommer que quelques-uns des
lieux qu'on nous citait alors. Quels noms! Qui pouvait bien se rappeler toutes
ces infos. J'espérais bien que tous les officiers et sous-officiers
prêtaient attention. Prendre les ponts, traverser les rivières,
prendre les villes, établir des barrages, faire des prisonniers pour
obtenir de l'info et surtout, tenir jusqu'à ce que les forces venues
de la plage nous rejoignent. Je demandai d'où venait le nom de code
"Utah" mais n'obtins pas de réponse.
Finalement, on nous accorda une pause et
nous eûmes le temps de ressasser toutes les informations que l'on venait
de nous donner. Je ne pouvais pas me détacher des maquettes et je revins
examiner chacune d'elles. Un des officiers se tenait toujours près
d'une d'entre elles et il nous montra sur une carte de Normandie les zones
représentées sur les maquettes. Je compris mieux à ce
moment ce que j'avais entendu plus tôt. On pouvait voir le nom de tous
ces endroits. "Oh" m'exclamai-je, "Voici Utah, Ravenoville,
Fourcarville, St. Germain de Varreville, et St. Martin de Varreville juste
à l'intérieur des terres". Il nous semblait qu'avec un
rapide succès, les troupes pouraient nous rejoindre rapidement en passant
par Baudienville, Beuzeville au Plain, Mezieres, Turqueville, ou Ecoqueneauville.
Ce dernier nom était difficile à prononcer. Le Français
était une langue difficile pour moi au Collège et avec toutes
ces appellations curieuses, je commençai à m'interroger sur
les français et les prononciations de ce langage. Enfin, arriva l'heure
de la bouffe et nous nous dirigeâmes vers le mess avec nos ustensiles
standards aux GI, après une courte visite aux latrines.
Nous finîmes notre repas, plongeâmes
nos ustensiles et gamelles dans le fût de 200 litres d'eau bouillante
à l'extérieur de la tente du mess et fîmes sécher
le tout à l'air libre, avant de retourner vers les hangars. Des jeux
de dés et de poker étaient organisés çà
et là par ceux qui avaient les premiers terminés leur repas,
car nous avions un peu de temps avant le prochain briefing. L'argent était
étalé sur des couvertures de l'armée que nous utilisions
comme table de jeu, tandis qu'une autre couverture servait pour le poker.
Tous ceux qui le souhaitaient, et qui avaient le pognon, se lançaient
directement dans la partie, ou pariaient aux abords des jeux de dés.
L'aérodrome était un endroit
très peuplé alors et les jeux étaient organisés
en continu dans la mesure où nous avions du temps de libre depuis notre
arrivée aux hangars. Parfois, des membres de l'Air Force déambulaient
dans les parages pour tenter leur chance à leur tour. "Un raccourci
vers la pauvreté" pensai-je. Je ne voulais en rien participer
à tous ces paris, mais je commençai à regarder. J'imagine
que certains soldats considéraient qu'ils n'avaient rien à perdre,
car ils n'auraient pas besoin d'argent là où on allait. Peut-être
avaient-ils le pressentiment d'un désastre imminent car après
tout, ne nous avait-on pas répété inlassablement à
l'école de parachutisme que très peu d'entre nous en reviendraient
vivant. Nous avions été endoctrinés dans la croyance
en la brièveté de la vie d'un parachutiste. Mais la plupart
d'entre nous ne se sentaient pas concernés.
Les conditions de vie surpeuplée
dans les hangars, les innombrables rassemblements pour les briefings, pour
aller au mess, pour les exercices sportifs et l'attente d'un futur incertain
commença à nous peser. Nous devenions de plus en plus nerveux
et plus d'une bagarre éclata dans les hangars et aux alentours. Si
nous pouvions reporter toute cette énergie sur nos ennemis ! Gare!!
Le 4 juin arriva, veille de notre départ
pour la Normandie. Nous sauterions juste après minuit. La situation
était maintenant présentée le plus clairement possible
pour s'assurer des meilleures chances de succès. Toutes les villes,
rivières, cours d'eau, ponts de chemin de fer ainsi que les routes
étaients inlassablement passés en revue sur les maquettes et
sur les cartes, en compagnie d'officiers qui coordonnaient les informations
pour nous comme pour eux-mêmes. Il était fait mention de possibilité
de zones inondées par les boches à certains endroits et aussi
que certaines prairies étaient jonchées d'obstacles destinés
à contrecarrer nos efforts. Nous devions embarquer vers 20 heures pour
décoller. Tout l'équipement qui ne nous avait pas déjà
été distribué le serait d'ici là. Nous nous rassemblerions
alors pour rejoindre les fidèles C-47. Un peu plus tôt, on nous
a distribué un peu d'argent français en cas d'absolue nécessité.
Pour quelles raisons, nous n'arrivions pas à comprendre. En plus de
notre parachute principal, nous transportions un parachute de secours sanglé
en travers de la poitrine. En plus de cet équipement, je portais aussi
:
1 fusil Garand M1, 1 ceinture garnie de
munitions calibre 30, deux bandoulières de munitions calibre 30, 2
grenades à fragmentation, 1 fumigène, 1 fumigène orange,
1 corde de 6 mètres, 1 poignard avec coup de poing américain,
plusieurs jours de rations K, un bidon d'eau, des vêtements de rechange,
une trousse individuelle de premier secours, des tablettes pour purifier l'eau,
mon nécessaire de toilette, et des petits équipements comme
crayons, carnet, gamelle et ustensiles, et le brelage et la ceinture pour
supporter tout ce chargement. J'ai mis mon Nouveau Testament dans ma poche
supérieure, près de mon cur. C'était un cadeau
de ma mère.
Je portais mon M1 en trois parties dans
une housse spéciale et que je plaçais derrière mon parachute
principal. J'étais prêt à prendre tout mon équipement
et à me diriger vers l'avion quant on nous donna l'ordre de nous rassembler
sans notre équipement. L'invasion était reportée de 24
heures. Cette annonce fut accueillie par de nombreuses grimaces. Les conditions
météos très incertaines au dessus de la Manche rendaient
nécessaire d'attendre une évolution. Ceci ne fit qu'augmenter
la nervosité qui dominait déjà. Cela signifiait une nouvelle
période d'attente, ce qui augmentait la crainte de l'inconnu. Le 6
JUIN 1944 serait le jour de l'assaut.
Ce report nous procura un peu plus de temps
pour revoir nos missions tout en concentrant nos pensées sur les événements
à venir. La Compagnie H, 505 PIR, devait s'emparer de Sainte Mère
Eglise, située le long de la N 13, route principale parcourant la presqu'île
du Cotentin du Nord au Sud. Un objectif stratégique sur la route qui
menait de Cherbourg à Bayeux en Normandie, en passant par Valognes,
Montebourg, puis après Sainte-Mère-Eglise, Carentan et plus
loin vers l'est. Cet axe vital, s'il était coupé, pouvait empêcher
les allemands de contrôller l'ouest de la péninsule et permettre
à nos troupes terrestres d'établir avec succès une forte
tête de pont à partir de laquelle seraient facilités les
débarquements de forces et d'approvisionnement supplémentaire.
Pour que l'invasion soit un succès, il nous fallait nous emparer d'autant
de terrain nécessaire à l'arrivée des troupes et de l'équipement.
5 juin 1944 : une journée pour réfléchir
à notre avenir immédiat et à toutes les infos enfoncées
dans nos têtes ces derniers jours. Qui allait se souvenir de toutes
les choses à faire ? J'espère me rappeler les signes et les
contre-signes ainsi que l'endroit où j'ai mis mon cricket à
utiliser comme moyen de reconnaissance. J'espère ne pas être
coupé de ma section et de mon peloton. Nous eûmes une petite
récréation, et tout en revérifiant notre matériel,
les omniprésents jeux de craps et de poker, les allers et retours aux
toilettes puis, le soir venu, le service religieux tenu par Chappie Wood,
dont la prière est toujours présente aujourd'hui.
DIEU TOUT PUISSANT, NOTRE PÈRE QUI
ÊTES AUX CIEUX, AU DESSUS ET EN DESSOUS DE NOUS, EN NOUS ET AUTOUR DE
NOUS, CHASSE DE L'ESPRIT DE NOS PARACHUTISTES TOUTE PEUR DE L'ESPACE Où
VOUS RÉGNEZ, DONNE LEUR LA CONFIANCE DANS LA FORCE DE TON BRAS INFATIGABLE,
GRATIFIE LES D'UN ESPRIT CLAIR ET D'UN CUR PUR AFIN QU'ILS CONTRIBUENT
À LA VICTOIRE QUE CETTE NATION DOIT OBTENIR EN TON NOM ET PAR TA VOLONTÉ.
FAIS EN LES SOLDATS INTRÉPIDES DE NOTRE PAYS AINSI QUE DE TON FILS,
NOTRE SAUVEUR JÉSUS CHRIST. AMEN.
Le repas du soir fut très calme
autant que je m'en souvienne, chacun de nous absorbé dans ses pensées
sur ce qui l'attend. Nous connaissions les risques. On nous avait prévenus
il y a longtemps à Fort Benning que peu d'entre nous en reviendraient,
ou que si nous survivions, ce serait fortement handicapés. Nos chances
de retour étaient minces, mais personne ne pensait que cela s'appliquait
à lui. Nous avions entendu toutes ces histoires à l'entrainement,
mais c'était précisément cet entrainement qui nous donnait
le juste état de préparation mentale et physique. Nous étions
au top. Notre forme physique ne pouvait être mieux. Nous étions
dans l'absolu, fin prêt. En réalité, nous avions passé
juste le temps qu'il fallait sur l'aérodrome pour être dans l'état
d'esprit idéal pour affronter n'importe qui. Que l'on parte d'ici et
qu'on en finisse!
Et finalement on en a vu le bout! Après
diner, nous avons endossé l'équipement que nous devions porter.
J'avais déjà revêtu ma combinaison de saut, qui avait
été imprégnée contre les attaques au gaz, et j'ai
commencé à placer mes rations K dans ma poche gauche de mon
pantalon, et le reste dans mon sac. J'ai mis mon brelage avec ma ceinture
de munitions, et j'en ai rempli toutes les pochettes de balles de calibre
.30 pour mon Garand M1 que j'emporterai en trois parties dans un sac placé
derrière mon parachute principal. Ma pochette de premier secours était
fixée à mon filet de casque, j'ai donc mis mes comprimés
d'atabrine dans un petit sac avec d'autres articles de toilette dans mon sac
à dos. J'ai accroché deux bandoulières de munition calibre
.30 autour de chaque épaule, comme un bandit mexicain. La grenade Gammon
était dans ma poche de pantalon droite. J'avais des doutes quant à
ce type d'explosif et je le traitais avec beaucoup de soin, espérant
ne pas atterrir de ce côté.
J'ai rangé un fumigène orange
dans mon sac à dos en plus d'autres équipements dont je n'aurai
pas besoin immédiatement. Quant on nous donna le signal de rassemblement
à 21 heures, j'attrapai mon parachute et l'enfilai sur mes épaules
sans l'attacher. Je finirai de me harnacher en arrivant à l'avion.
Les sergents, les lieutenants et les chefs de section vérifièrent
les équipements de chaque homme et nous nous traînâmes
vers les avions. Mon casque me pesait, avec le liner et ma casquette de laine
en plus du filet de camouflage. J'étais heureux de ne pas avoir fixé
d'autres objets que mon nécessaire de première urgence sur mon
casque, sinon j'aurais été bancale. Je n'étais plus qu'un
dépôt de munition ambulant. Des rangées et des rangées
d'avions nous attendaient et nous devions trouver celui qui nous était
assigné. Il devait y en avoir des centaines alignés ainsi à
se toucher.
Nous atteignîmes notre avion et détachâmes
nos parachutes pour le dernier réglage de tout notre équipement.
Nous eûmes tous pas mal de problèmes pour ajuster nos parachutes
au dessus de tout le reste de notre équipement dont la Mae West que
nous étions obligés de porter et qui génait tout le reste.
Je me demandais comment je serai foutu de me débarasser de mon parachute
et d'assembler mon fusil avant de me faire descendre par l'ennemi. Même
les brelages si solides semblaient plier sous la charge. Etant droitier, j'avais
auparavant attaché mon poignard à ma cheville droite et avant
d'ajuster mon parachute, il me fallait encore placer ma mine Hawkins dans
mon sac qui voyagerait placé sous mon parachute de secours. Le carton
situé entre le détonateur et l'anneau extérieur me souciait.
Je serais content de placer cet explosif sur notre barrage le plus tôt
possible.
Je serrai ma ceinture de munitions et ajustai
mon bidon et ma pelle avant de mettre en place mon masque à gaz. J'attachai
le manche de ma pelle à ma jambe pour l'empécher de battre au
vent et j'allais mettre mon parachute principal quand Jack Blankenship me
demanda de l'aider à mettre le sien et à le sangler. Jack mesurait
près d'un mètre 90 et essayer de boucler sa ceinture était
un boulot d'enfer. Il dut se pencher pour me laisser la place de l'aider.
Je réussis à le mettre en place et à le serrer. Quand
j'eus terminé, il m'aida à accrocher le mien solidement. J'avais
à présent toutes mes affaires sur le dos, à l'exception
de mon casque posé près de moi. Je ne parvins pas à l'attraper.
Mon M1 rangé dans son sac sous mon parachute de secours rendait ce
mouvement impossible.
Quelques membres des équipages de C-47 nous aidèrent à
fixer nos équipements et un sergent ramassa mon casque et le plaça
sur ma tête en disant : "Tu en auras besoin, soldat !" "Merci"
répondis-je, "Je peux à peine bouger avec tous ces machins
accrochés à moi." Je les crois quand ils disent que le
poids final d'un parachutiste une fois totalement équipé est
supérieur de 50 kilos à son poids normal. Ca fait un bonhomme
bien lourd! Quelques soldats marchaient et sautaient sur place, essayant de
positionner tout leur chargement d'une meilleure manière. L'ordre d'embarquer
tomba au moment où les moteurs commencèrent de tourner. Le bruit
était assourdissant quand ils ronronnèrent tous de plus en plus
fort. Je me souciais des deux grenades fixées à mon brelage.
Elles me semblaient placées à un endroit bien vulnérable.
C'est peut-être pour cela que je portais mon Nouveau Testament dans
ma poche gauche, par dessus mon cur. Nous allions avoir besoin du pouvoir
de Dieu cette nuit, et les jours suivants. Celui qui a inventé l'étroit
marche-pied qui sert à monter dans l'avion a dû entendre les
jurons de milliers de parachutistes cette nuit-là. Quelle bagarre!
alors que chacun prenait place sur les petits sièges placés
le long du fuselage.
La plupart des soldats de mon avion venaient
de la première section de la compagnie H. J'étais en 9ème
position. Sgt. Buck Knauff, Norman Vance, Francis Gawan, Cpl Robert Coddington,
Glen Carpenter, Richard Vargas, et Larry Kilroy étaient en face de
moi, avec le colonel Krause et son assistant. Suivaient, Marshall Ellis, Hans
Frey, Leon Vassar, Jack Blankenship, et d'autres dont je ne me souviens pas.
Nous étions environ 21 paras à bord sans compter l'équipage
du C-47. Je me souviens être le numéro 9 dans l'ordre de saut
et que l'on m'avait poussé pour monter dans l'avion.
Le C-47 vibrait alors que ses moteurs toussaient
et crachotaient, le pilote tentant d'avancer en douceur. Le bruit s'amplifia
et l'appareil s'aligna pour le décollage. Je me demandais s'il parviendrait
à s'arracher du sol avec tout notre chargement. Il était inutile
d'essayer de parler à cause du bruit de plus en plus fort. C'était
le moment dans toute la procédure du saut où j'étais
le plus nerveux, juste avant de quitter le sol. Je pense que le bruit irrégulier
des moteurs contribuait à mon anxiété. L'air était
plein d'excitation, et cela ne faisait que commencer. Je mâchais du
chewing-gum avec une énergie jamais égalée. Les avions
étaient tous alignés et arrêtés en bout de piste,
attendant leur tour pour décoller pendant que les pilotes vérifaient
leurs instruments de vol. Un à un, les appareils s'alignèrent
sur la piste en faisant vrombir leurs moteurs d'impatience avant la grande
accélération du décollage. Nous pouvions entendre le
rugissement grandissant au fur et à mesure que chaque avion, dans le
sillage du leader, accélérait sur la piste et s'élevait
dans les airs. Notre tour à présent. Et l'appareil tremblottant
gagna de la vitesse juste dans le sillage de l'avion précédent.
Entêté, il s'accrocha au sol, comme incertain de ce qu'il devait
faire, puis finalement il atteignit la bonne vitesse et s'éleva doucement
au-dessus de Cottesmore comme l'avaient fait les autres avions. Nous envoyâmes
un baiser d'adieu à l'Angleterre. Nous savions que nous étions
à présent sérieusement dans la merde et partir n'était
pas facile. Tous les petits coucous se mirent en formation à l'altitude
désignée et mirent le cap sur la Normandie et sur tous ces noms
que nous avions appris ces derniers jours.
Nous savions depuis notre instruction que
nous arriverions sur la péninsule du Cotentin par la côte Ouest,
ce qui signifiait que les avions largueraient leur chargement -c'est à
dire nous! - sur leur chemin du retour vers la Manche et l'Angleterre. Le
soldat le plus proche de la porte donna un coup de coude à son voisin
et pointa vers le bas alors que nous survolions la Manche. Nous nous penchâmes
tous du mieux possible pour tenter d'apercevoir à travers les petits
hublots ce qu'il y avait de si intéressant. Dans une demi-obscurité
en dessous de nous, nous devinions les formes des navires, et il y en avait
des milliers de toute taille et de toutes sortes. S'il nous restait le moindre
doute quant à la réalité de l'invasion, il était
à présent totalement dissipé par ce que l'on pouvait
voir dans la faible lueur sous notre trajectoire. Je ne pouvais pas entendre
ce qui se disait près de la porte restée ouverte, à cause
du bruit des moteurs, et il fallait hurler pour seulement attirer l'attention
de ceux assis en face de nous et leur montrer l'armada en route sur la Manche.
L'invasion de la Normandie allait commencer et nous, troupes aéroportées,
allions être l'avant-garde des armées. Que Dieu m'aide à
donner le meilleur de moi-même dans la tâche à venir, qu'il
m'aide à être un bon soldat et qu'il me protège de toute
blessure.
Je vérifiais constamment mon équipement
et revoyais mentalement les phases et les procédures qu'il me faudrait
suivre l'intant où je toucherais le sol. D'autres soldats fumaient
sans interruption depuis que le signal d'autorisation de fumer s'était
allumé, alors que quelques-uns dont j'étais mâchaient
du chewing gum avec la même intensité. Certains faisaient semblant
de dormir. La plupart d'entre nous, si ce n'est tous, espérait quitter
l'avion avant qu'il ne soit touché par la flak, en souhaitant qu'il
n'y ait pas de défaut de fonctionnement à leur parachute. Toute
conversation devait se hurler pour être entendue par-dessus le vrombissement
des moteurs de l'appareil.
Nous dépassâmes la partie
Nord de la péninsule et virâmes une dernière fois de bord
pour prendre le cap assigné vers notre zone de larguage quand nous
entendîmes le bruit caractéristique de la flak. Des obus anti-aériens
explosaient tout autour de nous et la réalité de notre situation
nous apparue dans toute son impuissance car la seule chose à faire
était d'attendre que la lumière verte s'allume pour quitter
l'appareil. J'espérais que notre pilote conserverait son cap et que
les cannoniers allemands seraient nerveux et ne verraient pas notre position.
Tout auparavant n'avait été qu'entraînement. Le rugissement
du C-47 étouffait le bruit des canons en dessous de nous, mais lorsque
l'on jetait un il par le hublot ou l'ouverture de la porte, nous pouvions
voir un véritable 4 juillet à l'extérieur de l'avion.
Je me recroquevillai sur moi-même, essayant de faire une cible la plus
petite possible, écrasé sur mon siège de métal
par le poids de mon équipement. Avec tous les projectiles envoyés
vers nous, certains étaient sûrs de finir par être efficaces.
L'avion bougeait et se secouait dans tous les sens à chaque explosion.
Nous étions très serrés les uns sur les autres et le
poids et la masse de notre équipement nous maintenaient en place. "Cet
avion doit être plein de trous" pensai-je, tandis que le pilote
luttait pour conserver sa trajectoire. En plus de la flak, des millions de
balles traçantes s'élevaient pour nous accueillir.
Soudain, la lumière rouge clignota
et l'ordre "Debout, Accrochez" fut hurlé par le Colonel Krause
qui était en position de numéro 1. Comme un seul homme, les
soldats se levèrent et accrochèrent leur sangle d'ouverture
automatique sur le câble au milieu de l'allée centrale de l'appareil.
"Vérifiez les équipements!" fut l'ordre suivant. A
cause du bruit en dedans et en dehors de l'avion, on pouvait à peine
entendre les réponses "21 OK, 20 OK, 19 OK, 18 OK", jusqu'à
moi, "9 OK" criai-je tout en tapant sur le dos de Taylor au cas
oû il ne m'aurait pas entendu. Le dernier soldat cria "OK"
et l'ordre de se rapprocher de la porte fut donné alors que nous approchions
de la zone de larguage. La lumière verte apparut. "Let's go"
cria le colonel en sautant dans la sombre nuit Normande. Rapidement, nous
suivîmes et le numéro neuf passa parfaitement la porte comme
à l'entraînement, dans un ciel zébré par la flak.
Le jour de l'invasion de la Normandie était à présent
des plus officiels! pas moyen de faire demi tour. Pas d'excuse. Le passé
n'est qu'un prologue le présent, la réalité. Le
parachute me serrait l'entrejambe, alors que les avions passaient en vrombissant
au-dessus de ma tête, et je sus que mon parachute s'était ouvert,
bien que je pouvais à peine lever la tête pour m'en rendre compte.
J'avais brutalement ralenti avec l'ouverture totale de mon parachute et je
flottais dans l'espace, en amorçant une descente plus en douceur. Douceur
n'est pas le mot exact si l'on considère que des balles traçantes
me sifflaient aux oreilles et je commençais à prendre conscience
de tous les sons comme jamais auparavant. Attentif à chaque bruit alors
que j'approchais du sol, je me demandais si j'allais être tué,
blessé ou tout autre chose? Comment, où et quand allais-je atterir?
Les Allemands étaient-ils en dessous de moi à me viser ? Reverrai-je
mes potes de mon stick de 21 soldats? Pourrais-je assembler mon fusil suffisamment
rapidement? J'apercevais au loin un incendie et je distinguais les silhouettes
de parachutistes se découpant dans les lueurs du feu. Je réalisais
que certains d'entre eux en étaient très proches. Le bruit saccadé
d'une mitrailleuse me tira de mes pensées. Cela venait de ma gauche.
Non, de ma droite car je ne cessais de tournoyer et je n'arrivais pas à
situer sa provenance. Je frôlais une haie de 6 mètres de haut
et atterris avec un bruit sourd en une roulade arrière, touchant la
terre de Normandie avec ma tête. J'avais coincé mon casque sur
mes yeux, m'aveuglant temporairement. Je ne voyais plus rien. Je devais remédier
à cette situation au plus vite. "Allez démerde!" murmurai-je.
Je pouvais à peine bouger. "Enlève ton parachute",
me dis-je en un souffle. En me bagarrant avec la toile, je défis la
boucle et dégageai l'étui de mon fusil tout en faisant glisser
la fermeture. Je retirai avidement les trois éléments de mon
M1 et les assemblai, glissant un clip de 8 balles dans la culasse.
Je me retournai et m'agenouillai tout en balançant en arrière
mon sac à dos qui pendait devant moi sous mon parachute de secours.
Je le fixai solidement à mon brelage. Je dégageai le reste de
mon parachute de mon équipement et je fus alors fin prêt, écoutant
attentivement le moindre bruit émanant d'autres paras avec leurs criquets,
signes de soldats amis. Ce qui me parut une éternité ne dura
que quelques minutes, à peine...
De ma position agenouillée, j'étais
prêt à recevoir l'ennemi et du coin de l'il, j'apercevais
au dessus de moi les avions qui continuaient de passer en vrombissant dans
un ciel chargé de flak. De temps à autre, une grande illumination
survenait et je pouvais voir la silhouette d'un avion plonger vers la terre.
"Oh mon Dieu!" pensai-je, "ainsi disparaît un avion plein
de copains". Je fus brutalement ramené à la réalité
autour de moi quand un à un des soldats s'écrasèrent
dans les haies ou sur le sol sans cérémonie, jurant en arrivant.
D'autant que je pouvais me rendre compte dans l'obscurité, je me trouvais
dans un champs d'environ 1,5 hectare. A ma droite se trouvait cette haie de
6 mètres que j'avais évité de justesse. Derrière
moi se trouvait une espèce de route environ deux mètres en contrebas
du champ. Je distinguais les silhouettes de plusieurs hommes sortant des haies
qui entouraient le pré et se dirigeaient vers moi. Je réalisais
alors qu'étant au milieu du stick, il était normal qu'ils se
dirigent vers moi.
C'était là la procédure normale de rassemblement vers
l'homme du milieu. Je cliquais une fois sur mon criquet et entendis deux clics
en retour. Quelqu'un lança le mot de passe "Flash" et je
répondis "Thunder", signal et contre signal donné
au fur et à mesure que les soldats s'assemblaient autour de moi par
deux, trois ou plus. En un rien de temps, notre section était réunie
entièrement, avec des éléments d'autres compagnies de
notre battaillon. Beaucoup de soldats arrivaient, portant le précieux
balot d'équipement largué par chacun des appareils. Ces approvisionnements
furent distribués entre nous afin de nous aider à avoir la puissance
de feu nécessaire à la réalisation de nos objectifs.
Je transportais deux boîtes de munitions pour mitrailleuse en plus de
mon chargement déjà bien lourd. Sur le chemin en dessous de
nous, je voyais un groupe d'officiers en conversation avec un Français
qui venait d'arriver et pointait le doigt en différentes directions.
Il battait des bras dans différentes directions. Mais peut-être
personne ne comprenait le français?
Le capitaine DeLong rassembla les officiers
des sections de la compagnie H pour diffuser les ordres donnés par
le colonel Krause. Le bataillon fort à présent de plusieurs
centaines d'hommes en plus des paras qui avaient manqué leurs zones
de larguage, devait marcher sur Sainte-Mère-Eglise dont la direction
nous était indiquée par les lueurs dans le ciel, prendre la
ville et en organiser la défense. On pouvait entendre des bruits de
mitrailleuses et d'armes légères tout autour, mais rien ne semblait
venir de notre environnement immédiat. Nous tenions notre position
et attendions les ordres pour avancer. Les ordres vinrent après la
discussion avec le civil qu'un autre groupe de soldats avait finalement convaincu
de venir avec nous. Avec l'aide de notre nouvel ami, nous avançâmes
vers Sainte-Mère-Eglise, avec Compagnie G en pointe, suivie des groupes
des compagnies H et I. Des chargements entiers d'avions étaient manquants,
et nous n'avions aucune idée d'où ils se trouvaient, mais nous
ne pouvions plus les attendre car le facteur temps était déterminant
dans le succès de notre mission.
Il était mal aisé de se rendre
compte où nous allions dans cette obscurité après avoir
dévalé le talus jusqu'à la route que nous suivîmes
en file indienne. Nous avions du mal à rester en ligne et à
suivre l'homme qui nous précédait. Je supposais que nous allions
à Sainte-Mère-Eglise et espérais que le colonel connaissait
le chemin. Les arbres et les haies masquaient les silhouettes des soldats
devant moi et je fus pris par surprise quand ils semblèrent soudain
disparaître mais je réalisai qu'ils avaient simplement tourné
à droite pour quitte la route et suivre ce qui semblait être
un chemin à bestiaux qui traversait la haie un mètre en dessous
de la surface de la route. J'ai failli m'étaler en trèbuchant
sur le chemin couvert de bouses de vaches. "Putain! où est ce
qu'on va? " me dis-je intérieurement. Cette allée ressemblait
à un tunnel fait de broussailles qui se balançaient au-dessus
de nos têtes tandis que nous serpentions en titubant sur l'herbe grasse.
J'entendis les chuchottements des autres soldats, car parler plus fort nous
aurait révéler aux yeux des ennemis qui devaient nous savoir
dans le voisinnage. Aussi soudainement que nous étions entrés
sur ce chemin, nous débouchâmes sur ce qui ressemblait à
une route principale où nous stoppâmes pour faire le point et
vérifier notre position.
L'ordre fut donné aux hommes de
la compagnie H d'installer des barrages sur cette route et sur plusieurs autres
tandis que chaque section se voyait attribuer une zone à couvrir. Les
deux autres compagnies entrèrent en ville pour en assurer le contrôle
et mettre en place un perimètre de défense. Le poste de commandement
de la section fut installé quelque part près de l'intersection
des deux routes et mon escouade tint le barrage en face du village appelé
Chef du Pont; c'est là que nous dispersâmes nos mines, heureux
de les sortir de nos sacs à dos où nous les avions placés
à notre départ d'Angleterre trois heures auparavant. Trois rangées
de mines furent disposées devant nos lignes de défense. Nous
espérions qu'elles seraient capables d'arrêter tout blindé
allemand qui essaierait de nous déloger. On nous attribua nos positions
à droite et à gauche de la route ainsi que dans les fossés
qui la bordaient, et quelques paras se positionnèrent dans les champs
pour couvrir nos flancs.
Quelques paras creusèrent des trous
d'hommes de chaque côté du barrage à environ une quinzaine
de mètres des mines que nous avions posées en travers de la
route. Vance, Ellis, Gawan et quelques autres de la première escouade
et de la première section prirent position là et d'autres occupèrent
le flanc gauche derière les haies qui faisaient face à Sainte-Mère-Eglise.
Jones, Coddington, Carpenter, Beckwith, et Gamelcy étaient de ceux
là. Cruise, Vargas et Larry Kilroy étaient sur le flanc droit
sur un talus à environ 15 mètres en bord de route. Légèrement
sur leur gauche se trouvait la seconde escouade commandée par le sergent
Edward White avec Nielsen, Cusmano, Horn, Zalenski, et Davis plus d'autres
éparpillés en direction de l'autre route en liaison avec les
autres escouades de la compagnie H.
Aux premières lueurs du jour, Vargas,
Kilroy et Cruise commencèrent à creuser leur trou d'homme, l'un
d'eux aux aguets pendant que les deux autres creusaient, en altenance jusqu'à
ce que le travail fut terminé. Nous étions face à une
haie d'un mètre de haut qui courait perpendiculairement à la
route et nous prîmes positions de façon à couvrir efficacement
le champ devant nous. La haie nous offrirait un peu de protection pour communiquer
avec les autres. En observant la zone, je remarquai que nous étions
très proche du chemin dissimulé que nous avions emprunté
pour arriver ici. Je m'étais habitué à l'obscurité
et bien que le plafond fut très bas, je pouvais discerner les formes
et les silhouettes des choses qui m'entouraient. Mais les hauts remblais près
de la route me masquaient les hommes qui s'y trouvaient.
Nous fûmes tout à fait surpris
car pas préparés à ce qui allait arriver dans notre secteur
aux premières heures du jour. Après que les avions qui avaient
largué les vagues de parachutistes eurent quitté le ciel depuis
plusieurs heures, la seconde vague de C-47 arriva, remorquant les planeurs
chargés de troupes et de pièces d'artillerie. Nous allions vraiment
avoir besoin de ces canons pour défendre Sainte Mère récemment
libérée, la première ville libérée par
les forces alliées le Jour J apprendrions-nous plus tard. Environ une
heure après avoir sécurisé notre position sur le barrage,
nous entendîmes le ronronnement familier des avions. Ces C-47 devaient
essayer de larguer leurs chargements près de nos objectifs, en supposant
que nous contrôllions ces zones de larguage. Une nouvelle fois et comme
s'ils en étaient avertis, les canons anti-aériens commencèrent
à aboyer tandis que les avions arrivaient juste sur notre zone. Nous
savions qu'ils s'apprétaient à lâcher les planeurs pour
atterrir près de nous.
Le bruit des avions s'éloigna et nous entendîmes de loin en loin
le bruit des planeurs qui s'écrasaient, percutant les arbres et autres
obstacles parmi lesquels des bâtiments de ferme que les pilotes ne pouvaient
discerner clairement. Un de ces planeurs atterrit à environ 200 mètres
de notre barrage. Nous pouvions entendre les soldats s'échapper tout
en essayant de récupérer leurs équipements. Par dessus
leurs cris, nous entendîmes le bruit d'un moteur de jeep qui démarrait.
Plusieurs paras quittèrent la sécurité de notre emplacement
pour les aider. Mais avant même qu'ils n'atteignirent la zone d'atterrissage,
une jeep déboula de la route et les doubla. Ils leur crièrent
de faire attention aux mines posées devant notre barrage. Les occupants
de la jeep semblaient très pressés pour autant que nous, sur
le barrage, pouvions en juger par le rugissement de leur moteur. Par dessus
tout ce bruit, on entendit clairement les ordres de se planquer lancés
depuis le barrage et nous plongeâmes tous dans la boue de nos trous
d'hommes. Le conducteur a dû penser que nous étions tous allemands
et ne fit aucun geste pour s'arrêter. Il déboula à fond
dans la descente.
KAPOW ! BLOOEY ! BANG ! BOOM ! un bruit assourdissant et de plus en plus fort
d'explosions retentit et plusieurs de nos mines envoyèrent jeep et
occupants dans les airs. L'enfer se déchaîna sous forme d'éclairs,
des morceaux de jeeps et de mines se déversant tout autour de nous.
La jeep avait foncé directement au centre de notre champ de mines et
était partie droit à la verticale, retombant en arc de cercle
sur une haie. Nous pouvions entendre les bruits sourds des débris qui
retombaient tout autour de nous. Les soldats avaient quitté la jeep
dès le premier impact et étaient devenus les premières
pertes de notre secteur. Ils ne devaient pas être les dernières.
Du coup, nous avions perdu les trois quart de nos mines, que nous avions posé
avec tant de soins, et elles nous feraient cruellement défaut en cas
d'attaque des boches. Nos amis avaient vraiment foutu le bazard dans notre
défense. Les paras sur le barrage contemplaient les dégâts
après que tous les débris furent retombés et s'avancèrent
précautionneusement hors de leurs positions. Ils devaient faire attention
à ce qu'aucune autre mine n'explose parmi les débris encore
fumants. Il nous faudrait trouver d'autres mines pour remplir les vides et
renforcer notre défense anti-tanks. Ceux d'entre nous les plus proches
de la scène se levèrent pour aller contempler les dégâts
et les restes fumants de la jeep dans le fossé bordant la route. Ce
fut ma première rencontre avec la mort brutale quand je vis quelques
infirmiers enlever les corps pour les transporter vers l'arrière.
On entendait tout autour de notre secteur
le claquement sec des fusils et des mitrailleuses à l'ouvrage dans
l'obscurité, mais après le désastre de notre champ de
mines, les choses restèrent plutôt calmes aux premières
heures du jour. Les forces d'infanterie devaient débarquer à
6 heures 30, et nous nous attendions à discerner le barrage d'artillerie
qui précéderait le débarquement à Utah Beach.
Le roulement sourd débuta à 6 heures et ressemblait à
un lointain orage qui faisait vibrer le sol jusque dans notre secteur pourtant
distant de 12 ou 13 kms à l'intérieur des terres. La cannonade
était censée affaiblir les défenses terrestres pour permettre
aux embarcations de débarquement d'approcher du rivage. Nous, dans
les terres, devions empècher les allemands d'approcher et d'engager
les forces de débarquement. Nous, c'est à dire ceux qui avaient
pu rejoindre leurs objectifs et organiser leur défense. Je me demandais
si tous les navires de guerre que nous avions aperçus durant la nuit
étaient en train de tirer car le bruit de la cannonade qui écrasait
les défenses terrestres était continu. Nous ignorions depuis
nos positions ce qu'il advenait des autres unités aéroportées,
de même que nous ignorions ce qu'il était advenu des autres soldats
de notre compagnie. On nous dit que des sticks entiers n'avaient toujours
pas rejoint leurs zones de rassemblement et avec le jour, nous nous attendions
à les voir arriver en nombre. Notre secteur commença à
être bombardé et nous pensâmes que certains de ces gros
obus provenaient des mauvais réglages des canons de la flotte d'invasion.
Quelques heures plus tard, après
que le bombardement eut cessé, un paysan français s'approcha
de notre barrage venant de Chef du Pont. Il essaya de nous expliquer qu'un
soldat allemand était planqué chez lui et désirait se
rendre. Il s'était caché là après avoir été
séparé de son unité durant la nuit. Cette information
fut glânée par un para qui était de descendance française
et qui comprenait la langue. On l'avait appelé pour qu'il vienne traduire.
Le soldat Kilroy et Leslie Cruise, deux gars de Philadelphie, reçurent
l'ordre d'accompagner le français pour vérifier son histoire
et ramener le boche "mains en haut", ou quelque chose comme cela.
Le sergent ne voulait pas qu'on le descende, ni qu'on se fasse tirer dessus.
Nous remontâmes précautionneusement
le long de la route en suivant le français de par et d'autre du chemin,
en restant à distance respectable du bonhomme tout en inspectant les
alentours par crainte d'une embuscade. A un ou deux kilomètres de notre
barrage près de Sainte-Mère, nous atteignîmes une fermette
située à une trentaine de mètres de la route. Nous scrûtâmes
avec inquiétude la route et les environs de la maison. Nous étions
protégés du côté de la maison par un grand talus
haut de deux mètres qui bordait le champ de ce côté là.
Sa maison était toute blanche avec un toit de tuiles sombres. Il se
tenait au milieu de la route comme s'il n'y avait personne avec lui. Nous
étions aplatis le long du remblai, nous faisant le plus petit possible.
Nous lui fîmes signe d'avancer vers la maison et de dire au boche de
sortir vers les parachutistes américains de ce côté de
la route. Nous n'avions pas confiance et restions sur nos gardes, guettant
le moindre signe d'ennemis. Devant nos insistances, le français sembla
enfin comprendre, avança vers sa maison où il entra.
Nous attendîmes avec impatience que se produise quelque chose, mais
aucun signe ne vint pendant les 5 minutes suivantes . Nous échangeâmes
nos impressions et décidâmes d'approcher de la maison un à
la fois, l'autre couvrant les approches de la maison. Nous étions prêts
à intervenir quand le français apparut dans l'embrasure de la
porte et nous fit signe d'approcher. Il semblait que l'allemand n'était
pas plus sûr de ce qu'il devait faire que nous-même. Je dis à
Kilroy de me couvrir tout en gardant un il sur ses arrières car
j'allais approcher de la maison pour en faire sortir le soldat ennemi. J'aurais
voulu avoir des yeux derrière la tête pour m'assurer de ma sécurité
et je continuais malgré tout en me disant que j'étais couvert
par Kilroy. J'arrivai rapidement à la porte de la maison où
se trouvait le propriétaire. Il palabrait trop vite pour que je le
comprenne avec ma connaissance limitée de mon français de collège.
J'entrais en le contournant dans la pièce où se trouvait sans
arme un jeune soldat en uniforme de la wehrmacht. L'ennemi redouté!
Je lui fit face avec mon fusil pointé et armé de la baïonnette.
Je lui fis signe de passer la porte devant moi. Alors qu'il passait devant
moi, je me dis qu'il devait avoir à peu près mon âge.
Il ne semblait guère avoir plus de vingt ans. Je le suivis à
l'extérieur, remerciant au passage le français pour son aide.
Merci! merci! dis je sans quitter du regard l'ennemi qui s'était arrêté
devant la maison, indécis quant à mes intentions. Face à
lui, je lui fis signe en disant dans mon meilleur allemand : "Komen sie
here mit hans en haut", ou du moins quelque chose qui devait ressembler
à cela. Comme il ne réagissait pas assez vite, je l'aiguillonnais
un peu dans le derrière de la pointe de ma baïonnette et lui criais
d'avancer.
Impatiemment, je l'obligeais à avancer
de la pointe de mon fusil tenu à la hanche, baïonnette brillant
dans le soleil du matin et le poussant à rejoindre Kilroy au bord de
la route, en répétant constamment "hands en haut and komens
sie here". Je le piquais de ma baïonnette, gentiment bien sûr.
Il comprit où je voulais en venir. Je l'avais fouillé dans la
maison à la recherche d'armes. Je n'avais pas peur, j'étais
seulement un peu inquiet. Je continuais à lui montrer le chemin de
ma baïonnette. Nous rejoignîmes Kilroy au bord de la route, saluâmes
le français et partîmes vers Sainte-Mère par où
nous étions venus. Nous indiquâmes à notre prisonnier
la route à suivre tandis que Kilroy couvrait nos arrières et
les côtés à la recherche d'ennemis. En approchant du barrage,
Larry prit les devants pour prévenir nos soldats de ne pas tirer sur
le prisonnier ni sur Cruise. Cette pensée en avait sûrement effleuré
plus d'un.
Les hommes du barrage nous acclamèrent
et chambrèrent lorsque je conduisis l'allemand au travers du champ
de mines que nous avions posé un peu plus tôt. "Hé
! où l'as tu trouvé?" "Pourquoi ne l'as-tu pas descendu?"
Je savais que la plupart de leurs quolibets étaient destinés
au nouvel arrivant dans la compagnie, tout au moins depuis le mois de mars,
date de mon arrivée au camp et qui faisait de moi un petit nouveau.
"Bande d'imbéciles heureux avec tous leurs commentaires!"
pensais-je en moi-même. "Il faut faire ses preuves en permanence!"
m'amusai-je. Kilroy rejoignit notre poste de défense pendant que le
sergent m'ordonnait d'emmener le prisonnier vers l'enclos établi à
cet effet près de la mairie de Sainte-Mère. Je profitais du
retour pour aller en centre ville que je n'avais pas visiter jusqu'alors.
Je dépassais l'infirmerie de la compagnie et pris la route principale
en guidant avec précaution ma prise de guerre parmi d'autres parachutistes
vaquant à leurs occupations. Tous semblaient curieux de me voir passer.
J'arrivais à l'enclos muré et remis mon trophée aux soldats
en charge des prisonniers que je remerciai pour leur aide. Ils avaient chargé
certains prisonniers de s'occuper de nos blessés et des leurs. J'avais
remarqué les destructions provoquées en ville par nos troupes
qui avaient livré bataille quelques heures auparavant. Je pensais que
cela allait empirer lorsque les boches reviendraient de leur surprise initiale.
Je fus bientôt de retour au barrage et repris ma position avec Kilroy
et Vargas.
La surprise initiale passée, les
allemands s'étaient regroupés dans la confusion des premières
lueurs du jour et malgré le chaos provoqué par notre arrivée.
Ils commencèrent à présent à tester notre périmètre
de défense autour de Sainte-Mère-Eglise. Nous avions établi
des barrages sur toutes les routes qui menaient à Sainte-Mère
et dans tous les champs avoisinant, des paras du troisième bataillon
couvraient nos flancs depuis les trous d'hommes creusés durant la nuit
et au petit matin. Nous commencions à recevoir des obus de mortiers
et de 88 et il était difficile de savoir d'où ils provenaient.
Nous étions terrés au fond de nos trous d'hommes, souhaitant
qu'ils fussent plus profonds. Nos différentes positions étaient
attaquées de tous côtés par des escouades d'allemands
mais notre barrage subissait seulement des tirs d'artillerie. Sur un autre
barrage, Atchley et un autre para maniaient un canon de 57 mm. Ils stoppèrent
une attaque allemande en touchant un véhicule blindé et en dispersant
ses occupants et les troupes qui l'accompagnaient.
Vargas, Kilroy et moi étions occupés
à observer le front, plongeant pour nous protéger et nous relevant
dès que le bruit de l'artillerie s'arrêtait. Soudain, une estafette
arriva, nous ordonnant de nous déplacer sur le flanc gauche car plusieurs
de nos hommes y avaient été blessés ou tués par
le barrage d'artillerie et qu'il fallait fermer la poche. On nous avait choisis
pour ce boulot. Mais il nous fallait traverser une zone à découvert
d'environ 40 mètres jusqu'au prochain barrage. Le messager avait rampé
sur toute la distance, sans se faire voir de l'ennemi. Quiconque se levait
serait vu dans cet espace découvert. A part la petite haie, nous n'aurions
aucune protection jusqu'à la route. Nous rassemblâmes nos affaires
à portée de main et les fixâmes sur nous, grenades sur
les revers et sac à dos bien ajusté. Vargas et moi étions
prêts en même temps. Nous attrapâmes nos fusils et commençâmes
à traverser l'espace découvert le plus vite possible. Kilroy
devait encore récupérer son BAR et ses munitions et prit plus
de temps à démarrer.
Vargas et moi atteignîmes la route sains et saufs et escaladâmes
une clôture barbelée au sommet du remblai, avant de nous laisser
glisser trois mètres en contrebas dans un caniveau. Nous nous aidâmes
réciproquement à tenir le barbelé mais quand vint le
tour de Larry, il n'y eut personne pour l'assister et il se trouva bientôt
accroché aux fils. Pendant qu'il se débattait avec le barbelé,
Vargas et moi traversâmes la route. Kilroy cria en même temps
que nous entendîmes le bruit de l'artillerie : "A terre!"
cria t-il et sans attendre davantage, nous plongeâmes vers la barrière
à l'entrée du champ de l'autre côté de la route
en essayant de nous fondre avec la terre Normande au moment où les
obus éclataient tout autour de nous.
Tout en criant, Kilroy était parvenu
à se libérer du barbelé et s'était aplati au fond
de l'égout. Vargas et moi avions plongé tête la première,
fusils et bras en avant. Nous touchâmes le sol au moment où les
obus explosaient près de nous. Le vacarme était insoutenable
et nous nous crispions à chaque détonation. Nous étions
couverts de poussière et de débris et l'air était rempli
de fragments. Nous étreignions le sol, serré l'un contre l'autre,
quand, à travers le boucan, j'entendis distinctement le bruit d'un
gémissement près de moi. Vargas avait été touché
par l'explosion d'un obus. Il pleurait et souffrait terriblement. Dans le
vacarme, je me dressai sur mes coudes et examinai son corps pour voir où
il avait été touché. Jambe de pantalon droite trempée
de sang! Il fallait trouver un abri pensai-je instinctivement. "Tu peux
bouger?" lui criai-je. Il ne pouvait que secouer la tête négativement
"Non". Je fus vite à genoux, puis debout, et je l'attrappai
par les épaules pour le tirer derrière la protection de la haie.
Je le mis sur le dos, visage à l'air libre. Un obus de mortier avait
explosé juste à côté de lui et tout son côté
gauche, de la cheville à la hanche était couvert de sang. Ses
jambes de pantalon étaient en lambeaux et couvertes de sang mêlé
à la poussière.
Je m'agenouillai au-dessus de lui et lui pris sa ceinture pour en faire un
garrot. J'attrappai mon poignard de ma jambe gauche et déchirai son
pantalon sur toute la longueur. Je faillis m'évanouir à la vue
des multiples plaies le long de sa jambe. Je retins ma respiration et me dis
en moi-même "Garrot! garrot! il faut que j'y parvienne!" Très
vite, j'entourai sa cuisse avec sa ceinture et la serrai. Comme je me débattais
avec la ceinture, Kilroy arriva en rampant par la barrière du champ.
En le voyant, je lui hurlais par-dessus le vacarme des explosions de trouver
un infirmier tout de suite. Roddy ou n'importe qui ! Je resterais avec Vargas
et essairais de le maintenir en vie jusqu'à ce qu'il ramène
de l'aide. Courant à demi penché, Larry partit vers Sainte-Mère
le long d'une autre haie et j'essayais de réconforter Vargas comme
je pouvais, me crispant à chaque explosion des obus qui semblaient
s'éloigner.
En attendant, j'administrais une piqure
de morphine dans le bras de Vargas. J'utilisais celle de sa trousse de secours
et utiliserais plus tard la mienne. Il gémissait et pleurait car même
la morphine semblait impuissante contre la douleur de sa jambe pulvérisée.
Je commençai à douter de l'efficacité de cet antidote.
J'étais effrayé à l'idée que si Roddy ou tout
autre infirmier n'arrivait pas tout de suite, Vargas était perdu. Combien
je me sentais inutile devant cette tâche. Pourquoi n'étais-je
pas docteur. J'essayai de couvrir ses blessures avec les pansements de la
trousse de secours et saupoudrai les coupures de sulfamides. J'utilisai nos
deux trousses. Je vérifiai la pression du garrot. Il sembla réaliser
combien sa situation était désespérée et sombra
dans un état de choc. Il prit mon bras et dit doucement: "Prie
pour moi ". Je tremblai du traumatisme d'avoir à me débattre
face à une situation aussi ingérable et les prières au
Seigneur ne me vinrent pas facilement aux lèvres. Je m'étouffais
presque en les disant. Je me souvenais de ses récitations du rosaire
le soir près de son lit sous notre tente à Quorn et je savais
qu'étant de descendance mexicaine, il croyait en Dieu. L'expression
de son regard me le confirma. J'essayais de le rassurer en lui disant que
l'aide arrivait et qu'il serait OK. Kilroy arriva finalement avec un infirmier.
Je lui expliquai ce que j'avais fait et il prit le relai pour s'occuper de
Vargas.
Larry dit que le lieutenant nous ordonnait
de rejoindre immédiatement notre nouvelle position. A contre cur,
je suivi Kilroy, réalisant que l'infirmier était plus efficace
que moi et semblait savoir ce qu'il faisait. J'implorai l'infirmier de s'assurer
que Vargas irait à l'hôpital.
D'une certaine manière, le restant
de la journée se passa calmement, et je fonctionnais mécaniquement,
insensible à ce qui m'entourait. J'enlevai mon sac à dos pour
manger quelques rations K et m'installai dans mon nouveau trou d'homme. A
ma grande surprise, je m'aperçu que mon sac était troué
de toutes parts. C'était la preuve tangible que le danger auquel j'avais
échappé était passé très près de
mon propre corps. Comme je l'inspectais pour le nettoyer, je trouvais à
l'intérieur un grand nombre de petites particules de métal écrasé.
J'étais heureux de ne pas avoir été blessé lors
de ce déluge d'obus. Quand j'eus fini de manger, je me dis que je pourrais
aller à l'infirmerie prendre des nouvelles de Vargas. J'informai le
sergent de mon escouade de mon souhait, et comme la situation s'était
calmée, il acquiessa. Je partis pour Sainte-Mère emportant mon
fusil et ma ceinture de munitions, à la recherche de l'hôpital
de campagne que je trouvais selon les indications d'un para. A l'infirmerie,
je demandai des nouvelles de Vargas, et l'on m'informa doucement qu'il était
mort avant d'arriver ici. Il avait perdu trop de sang et le choc était
trop fort pour que son organisme ne tienne le coup. En apprenant la nouvelle,
je fus rempli de colère. J'avais fait de mon mieux pour essayer de
le sauver. Je pensais que si nous avions trouvé un infirmier assez
rapidement, il aurait pu être sauvé. Je ne pus pas apprendre
ce qui s'était passé après que nous ayons quitté
notre position. Personne ne put vraiment répondre à mes questions.
Je voyais bien qu'ils étaient tous très occupés avec
d'autres blessés.
Je fis demi tour et quittai l'infirmerie.
Je traversai la rue et m'asseyai près d'un mur en pierre et me mis
à pleurer. Il n'y a avait plus rien à faire pour Vargas à
présent. Mes efforts avaient été en pure perte. Son corps
déchiré n'avait pas supporté le traumatisme. Il y a un
moment seulement, mon ami était vivant, respirant, discutant et mangeant
avec moi, et l'instant d'après, mortellement blessé. Et mort
à présent. Toute une vie balayée en un instant. Je me
souviendrais de ce jour toute ma vie, et ces heures du 7 juin 1944 ne disparaiteront
jamais de ma mémoire. Un moment plus tard, j'étais de retour
sur le barrage. Comment j'y étais parvenu? Je n'en ai aucun souvenir.
La route de Chef du Pont était protégée
par notre barrage et bien que nous n'apercevions aucun allemand, on pouvait
sentir la morsure de leurs attaques. Leur artillerie était braquée
sur nos positions et balançait des 88 par dessus la route sur notre
emplacement. On entendait presque simultanément les coups de canons
et les ricochets des obus sur la route suivis de la puissance de l'explosion
dans les champs en dessous de nous. La vitesse de trajectoire des 88 provoquait
un mélange de bruits assourdissants. On ne pouvait rien entendre, pas
plus que penser. C'était comme un grand tremblement de terre continu,
avec des débris volant dans toutes les directions et la terre qui tremblait
à chaque explosion. On m'avait prélevé de la défense
du barrage pour aider à défendre cette zone au cas où
les allemands attaqueraient par ici car ils étaient tout autour de
notre périmètre de défense de Sainte-Mère-Eglise.
J'avais creusé un trou d'homme long et étroit à même
le caniveau de la route sur environ 90 cm de profondeur et je m'y enterrais
aussi profondément que possible, embrassant le fond alors que les éclats
sifflaient au dessus de moi et atterissaient loin derrière moi.
Je n'avais jamais rien entendu de tel auparavant, nonobstant les cours d'infiltration
et les manuvres à Fort Benning. J'étais littéralement
pétrifié par le bruit et par le danger. Pas de bravache forcée
: j'avais la trouille. Qui veut se faire disloquer par un de ces obus? Je
pensais à Vargas. Je n'avais aucune envie d'être mutilé.
Ce bruit de plus en plus fort donnait l'impression funeste que les forces
terrestres pourraient ne pas arriver ou percer comme prévu. J'étais
irrité à cette idée et par mes premières expériences
avec la douleur humaine.
Nous fûmes continuellement matraqués
par l'artillerie allemande et par les assauts directs tout autour du périmètre
de Sainte-Mère les 6 et 7 juin. Tard dans l'après midi du 7,
un de nos soldats sur le barrage fut touché par des éclats d'obus
et on me donna l'ordre de trouver un infirmier, car l'homme était intransportable.
Je filai sur la route vers le centre ville quand une énorme explosion
de l'autre côté d'un mur de pierres de deux mètres de
haut que je longeais m'envoya valdinguer au milieu des débris du mur.
J'avais entendu le sifflement de l'obus et j'étais en train de plonger
quand il toucha le côté du mur. J'avais touché le sol
une fraction de seconde avant les pierres. Je restais étendu sur le
sol, étourdi par le bruit de l'impact et par les débris qui
recouvraient mon corps. Qui pouvait bien m'avoir vu depuis les lignes ennemis?
Je pensais être bien masqué et hors de vue. Pourquoi essayer
de me tuer avec toute cette artillerie? Peut-être ont-ils un observateur
quelque part.
Cela fait des années qu'ils sont ici et ils connaissent parfaitement
le terrain. Sûrement mieux que nous. Je repris mes esprits quand je
vis un soldat à une centaine de mètres en bas de la route près
de l'infirmerie. Je lui criai de trouver un infirmier, mais il fonça
vers moi, pensant que j'étais touché. Je lui fis signe que non,
en en me levant et en secouant mes vêtements. Je lui criai que j'allais
bien mais que nous avions besoin d'aide pour un autre soldat. Je descendis
vers lui et l'infirmerie pour m'assurer qu'ils m'enverraient quelqu'un. Une
fois sur place, je redonnai l'information et repartis à toute vitesse
en compagnie d'un infirmier vers le barrage pour voir ce qui pouvait être
fait. Content d'avoir rempli ma mission, je revins vers ma position et m'assis
sur la terre, les jambes ballant dans mon trou, près à sauter
dedans le cas échéant. Mes copains me racontèrent alors
ce qui était arrivé à Glen Carpenter. Pendant le dernier
barrage dont j'avais pensé qu'il m'était destiné, un
obus de mortier était tombé directement dans son trou. Je fus
de nouveau très secoué par cette nouvelle mais heureux de ne
pas avoir assisté à cette destruction.
Kilroy, Ellis et plusieurs autres soldats
sur le barrage discutaient de par et d'autre de leurs trous le long du macadam
à propos des événements du jour quand un soldat de la
seconde escouade apparut par dessus la haie et nous annonça que le
sergent Ed White avait été tué et gisait près
du petit cours d'eau en contrebas de notre haie. C'était arrivé
durant le même barrage qui avait tué Carpenter et m'avait envoyé
en l'air. Plusieurs d'entre nous contournèrent les haies pour voir
où était étendu le sergent. Là, parmi les hautes
herbes près du petit filet d'eau, non loin du mur de pierre épais
qui m'avait protégé, était allongé le sergent
James Edward White, yeux grand ouverts vers le ciel d'où il était
tombé, tué par la commotion de l'explosion de l'obus qui m'avait
couvert de débris. Je restais immobile un moment, à regarder
son visage aussi pâle que la blondeur de ses cheveux. Pas une trace
de blessure ou de sang sur lui, et pourtant il n'y avait plus de vie en son
corps. Un autre bon soldat de perdu!
Les 12 heures critiques annoncées
et nécessaires aux troupes venues de la plage pour nous rejoindre étaient
maintenant devenues 48 avec l'aube du 8 juin. Que s'était-il passé
sur les plages? Où étaient les troupes attendues pour la soirée
du mardi? La rumeur du mercredi soir indiquait que quelques paras étaient
entrés en contact avec des patrouilles de l'un des régiments
de la 4ème Division d'Infanterie, et qu'ils seraient bientôt
là. Ce n'était pas trop tôt pour nous car nous étions
à court de munitions, nombre d'entre nous avaient été
tués ou blessés et nos rangs étaient clairsemés.
Nous étions épuisés par le manque de sommeil et nous
avions besoin que l'on nous remonte le moral. Le jeudi matin fut plutôt
calme comparé aux jours précédants, et l'on commença
à se demander ce que faisaient les boches.
Un peu après 11 heures du matin,
nous fûmes surpris par le bruit du roulement de tanks en face de notre
barrage. Quelques soldats s'aventurèrent sur la route pour jeter un
il tout en restant à couvert et, à notre heureuse surprise,
il s'agissait de chars de l'avant garde de la 4ème Division qui faisait
enfin sa liaison avec notre unité. Nous éclatâmes de joie.
Quelques paras grimpèrent sur les tanks pour serrer la main des tankistes
et pour renter en ville. La relève était arrivée. Nous
nous reprîmes après notre première surprise et commençâmes
à les engueuler d'avoir été si longs. "Qu'est ce
qui vous a retardé si longtemps?" demandions nous, "Où
étiez vous? vous vous êtes arrêtés faire le plein?"
Ce n'était pas méchant et une manière de faire retomber
la tension. Nous étions plus qu'heureux de les voir. Un petit moment
de répit après la pression de ces derniers jours. Le temps de
se réjouir de notre succès commun.
Certains d'entre nous enlevèrent
les mines de la route afin que les blindés puissent entrer en ville.
La jonction était à présent officielle et nous savions
que le débarquement avait réussi, non sans mal. La péninsule
Normande du Cotentin était libérée petit morceau par
petit morceau et bientôt, renforts et approvisionnement y seraient déversés
en masse pour poursuivre la bataille. Notre réunion ne dura pas longtemps
et deux heures plus tard, le sergent Blubaugh désigna quatre volontaires
désignés d'office de la compagnie H pour rejoindre des confrères
de la compagnie G sous le commandement d'un lieutenant et former une patrouille
de reconnaissance vers l'avant afin de ramener des paras perdus ou égarés.
Cpl. Jones ainsi que Privates Cruise, Wands, DePalma, et Vance s'avancèrent
au commandement. Le sergent précisa que nous devrions lui faire notre
rapport dès que la mission serait accomplie. Il dit : "je ne sais
pas où nous serons mais trouvez nous! "
Nous quittâmes Sainte-Mère-Eglise
et commençâmes la patrouille en direction du Nord-Ouest et de
l'Ouest, couvrant une large bande de terrain. Nous rencontrâmes de petits
groupes de paras des 507 et 508ème régiments de parachutistes
qui tenaient soit un pont, soit un croisement. Il y avait beaucoup de parachutes
dans ce secteur, beaucoup de bétail mort et beaucoup de paras morts,
certains encore dans leurs harnais. Il y avait aussi des parachutes dans les
arbres avec les harnais vides, leurs occupants partis Dieu sait où.
On voyait aussi des planeurs écrasés avec toute sorte d'équipements
disséminés autour, non utilisés par leurs occupants qui
avaient soit été tués, soit trop pressés pour
les récupérer. La campagne était couverte des débris
de la guerre. Je ne supportais pas de voir notre signe All American couvert
de boue et de sang. Nos curs et nos têtes bouillaient de haine
à cette vue. Bien que la mort fut tout autour de nous, je ne pouvais
me résoudre à l'accepter. Nous étions nous-même
couvert de boue à force de ramper, grimper ou escalader les haies à
la recherche d'amis ou ennemis.
Nous rassurâmes ceux que l'on rencontrait
que le débarquement sur les plages était un succès et
que les renforts arrivaient. On comprenait pourquoi les allemands avaient
tant de peine à rassembler leurs forces. Avec toutes ces diversions,
ils étaient très occupés avec ces parachutistes disséminés
un peu partout. Je ne me souviens pas avoir rencontré le moindre soldat
égaré de notre unité, mais nous en avons trouvé
plusieurs d'autres compagnies.
Notre patrouille ne manquait pas de moments
drôles. Nous devions franchir quelques cours d'eau en chemin dans ce
pays de haies et il était difficile de rester sec. A un certain moment,
nous atteignîmes un petit torrent trop large et trop rapide pour sauter
par dessus même pour le meilleur de nos athlètes. Le lieutenant
demanda à deux hommes de trouver une branche de bon diamètre
qui pourrait nous servir à traverser l'obstacle. Ils revinrent en disant
qu'il y avait une branche de bonne taille en travers du ruisseau un peu plus
bas et nous partîmes en cette direction. Le tronc faisait entre 15 et
20 cm de diamètre et semblait assez solide pour nous permettre de traverser.
Pas de souci! Notre intrépide lieutenant ouvrit la marche en posant
une grande enjambée sur la branche et en sautant sur l'autre rive,
montrant ainsi comment s'y prendre. Je couvrais les arrières et j'observais
comment chaque para franchissait avec agilité le torrent. "Bain
de canard" pensai je au moment où mon tour arriva. Quelqu'un avait
dû graisser le poteau de bois car mon premier pas m'envoya glisser sur
le tronc directement dans l'eau jusqu'à la ceinture. Fusil sale, munition
mouillée, uniforme trempé et fierté blessée! mais
c'était le premier éclat de rire depuis le matin du 6 juin.
Ils me sortirent de l'eau en riant et me posèrent sur la berge. Nous
fîmes une petite pause le temps que je nettoie mon fusil qui avait pris
l'eau et la boue dans la chute. Je sècherai en marchant. Heureusement,
mon uniforme avait été imprégné contre les gaz
à Camp Quorn en Angleterre. J'espérais juste qu'on ne tomberait
pas sur des boches car mon fusil risquait de s'enrayer.
Quand le chef de la patrouille fut satisfait
de notre reconnaissance du terrain qui nous avait été affecté,
et que toute poursuite était inutile, nous revînmes vers nos
propres lignes. Où qu'elles se trouvent! J'étais bien content
que notre lieutenant sache où il allait car il me semblait que nous
avions marché en arc de cercle. Nous atteignimes les avant-postes et
après les échanges de mots de passe, nous franchîmes les
lignes tandis que le lieutenant cherchait le quartier général
du régiment. Les soldats en première ligne lui montrèrent
la voie et l'on trouva le quartier général. En passant le long
d'une haie, nous vîmes 20 soldats allemands éparpillés
le long de la haie dans des postures grotesques, couchés là
où ils avaient été tués. Le quartier général
était juste derrière planqué sous un parachute couleur
camouflage tendu entre deux arbres de la haie. Nous trouvâmes là
le général Ridgway et le colonel Gavin qui écoutèrent
le rapport du lieutenant et interrogèrent quelques soldats de la patrouille.
Il y avait tout le confort de chez nous dans cette cour de ferme française.
On nous donna du café chaud provenant du quartier général
et nous mangeâmes nos rations. On nous autorisa à rester là
pour la nuit et à ne rejoindre notre unité que le lendemain
matin. Je pus nettoyer mon fusil pour la seconde fois ce jour-là. Ce
ne fut pas ma dernière patrouille, mais ce fut certainement la plus
joyeuse. Ainsi se terminèrent mes premiers trois jours en Normandie.
Leslie Palmer Cruise, Jr (04 Novembre 2001)
Traduction réalisée par Denis van den Brink.
Leslie Cruise wrote his memoirs about the 35 days he spent in Normandy in June 1944. You can download and read them in pdf format. Juin 2014, Lors du 70è anniversaire du Débarquement, Leslie Cruise a retrouvé le C-47 à partir duquel il a sauté le 6 juin 1944. Lire l'histoire