Je suis né le 5 Juin
1938 dans le passage à niveau N° 14 sur la ligne de chemin
de fer Cherbourg / Coutances qui filait ensuite vers le sud et la
Bretagne. Ma maison, en pleine nature, était distante de
Périers d'environ 1500 m à vol d'oiseau. Ce gros bourg
du centre du département de la Manche était le carrefour
de plusieurs routes : vers Valognes et Cherbourg au Nord, Carentan
et St Lô à l'Est, Coutances au Sud...
J'ignorais tout cela le 6 Juin 1944, dans l'insouciance de mes 6
ans, tout comme je ne savais rien de l'occupation allemande, des
restrictions et des difficultés de la vie.
Ce n'est que plus tard que je comprendrai que le carrefour de routes
à Périers et la ligne de chemin de fer étaient
des axes névralgiques pour le débarquement des armées
alliées. Je n'ai aucun souvenir de ma petite enfance. Tout
cela, mes parents, mes proches me l'expliqueront. J'étais
un enfant choyé, vivant dans ses rêves et ses jeux.
Je ne sais même pas si le 5 Juin on a fêté mon
anniversaire.
Mon cerveau s'est ouvert
à la réalité le 6 Juin 1944! Et s'y est inscrit
mon premier souvenir vrai, à moi, que je n'ai jamais oublié
:
En début de matinée, nous nous retrouvions dans le
lit de nos parents, Janine, 12 ans, ma soeur aînée
et moi pour jouer avec notre petite soeur de 2 ans, Marie-Cécile.
Soudain un énorme bruit, la maison tremble, les vitres de
la fenêtre tombent en morceaux sur le lit : Une bombe est
tombée à 10 m de notre maison, sur le jardin de Papa.
Maman nous a rapidement fait sortir pour nous cacher derrière
un vieux hangar, sous les orties. Je m'en souviens, sans doute parce
que les orties : ça pique!
Puis elle nous a emmenés à 200 m de là, chez
nos seuls voisins : la famille Leroussel. Des fermiers comme on
disait alors : la mère Julia, le père Auguste qui
avait perdu un bras en 14/18 et leurs 3 enfants, déjà
adultes, Augustine, Pierre et Marie.
Très vite, tout le monde s'est retrouvé dans un fossé
derrière la ferme. Je prendrai petit à petit conscience
que, lors des bombardements, il faut quitter les maisons et se terrer
dans la nature. Mais ce jour là, de ce fossé, j'ai
vu des avions lâcher des bombes. J'ai découvert que
les bombes tombent obliquement, alors que, quand je laissais tomber
un caillou de ma main, il descendait tout droit vers le sol.
Plus tard, j'apprendrai qu'en quelques minutes, près de
10% des 2000 habitants de Périers avaient été
tués.
Après, peut-être
le lendemain, j'ai découvert le chemin des Cornons à
1 ou 2 Kms de là. Des adultes avaient hâtivement construit
un immense abri dans ce chemin creux typique du bocage normand,
en disposant au dessus des talus de 2 à 3 m de haut, un toit
de rondins, de planches, de tôles, recouvert de paille et
de terre. Plusieurs familles des environs s'y regroupaient, peut-être
50 ou 60 personnes.
Je n'ai pas été très marqué par ce court
séjour, sans doute parce que c'était, pour mon esprit
d'enfant, une aventure merveilleuse. Il m'en reste cependant un souvenir
violent, horrible. Dans la nuit, j'ai été réveillé
par un bruit inconnu, comme si des bêtes malfaisantes passaient
au dessus de notre abri, des sifflements, suivis de longs hurlements
: c'était un tir d'artillerie, une nuit claire de Juin!
Nous sommes alors partis
pour l'exode vers le sud. Pierre Leroussel et Papa sont arrivés
avec la charrette à foin bleue de la ferme. Dessus, des objets
hétéroclites pour moi : des matelas, des sacs de pommes
de terre et je ne sais quoi. Attelé à la charrette,
dans les timons, un très vieux cheval gris, usé par
les travaux des champs, précédé du grand âne
brun, mon ami Lubin.
En cours de route, je ne sais où, charrettes et carrioles
se suivaient sur une longue ligne droite, un avion est passé
au dessus en lâchant une bombe. J'ai entendu des cris, je
me suis retrouvé avec tous les autres, dans le fossé
et j'ai constaté une deuxième fois que les bombes
tombent obliquement... celle-là est tombée plus
loin.
Au bout de combien de jours notre exode s'est il terminé? Je n'en sais rien, à six ans le temps ne compte pas. On
vit au jour le jour, protégé par les "grands". Nous nous sommes retrouvés dans une belle ferme (je
saurai plus tard que c'était à La Selle en Coglès,
près de Fougères).
Le seul souvenir très
fort que j'ai de ce séjour peut paraître étonnant
: le fermier nous apportait de temps en temps un très gros
pain rond, cuit dans son four à bois. Il était beau
ce pain tout doré et sentait bon (une odeur qui m'était
inconnue). Et quand Maman l'a coupé, j'ai vu qu'il était
blanc à l'intérieur. Mais en plus, il était
délicieux : un vrai gâteau!
Je me dis aujourd'hui que ce jour d'été 44, j'ai découvert
en quelques instants tout le bonheur du monde : un homme généreux
qui vient offrir en même temps trois plaisirs des sens, la
beauté, le goût et l'odeur. Et en plus : le fruit de
son labeur quotidien.
Nous avons fait le voyage
de retour, sans doute en Août, après le passage des
armées alliées. Je n'ai de ce trajet que deux souvenirs
très différents. Quelque part, en haut d'une côte,
des cadavres de soldats allemands dans le fossé. Une puanteur.
Deux ou trois hommes ont essayé de prendre leurs bottes.
Pierre Leroussel et Papa s'y sont opposés, avec un seul argument
"on ne vole pas les morts". C'est resté dans
ma tête, et c'est sans doute ce jour là, que j'ai découvert
que Pierre et Papa étaient des "hommes bien"
mais que d'autres ne l'étaient pas.
Le soir ou le lendemain, nous avons été accueillis
dans une autre ferme. Il m'en reste un extraordinaire souvenir visuel: 4, 5 ou 6 chevaux de labour qui descendaient, l'un derrière
l'autre, vers l'abreuvoir, pleins de muscles et de sueur.
Puis nous avons retrouvé
notre maisonnette, le passage à niveau N° 14!
Je ne sais pas comment elle a été réparée.
J'y ai retrouvé, au fil des jours, ma vie calme et insouciante,
dans mon petit monde, au coeur de la nature.
En attendant le 1er Octobre, jour de ma première rentrée
scolaire, l'occupation principale des enfants était d'aller
voir passer les convois de ravitaillement américains, au
bord de la route nationale, à 400 m de notre maison.
J'ai failli y perdre la vie
:
D'énormes camions d'un vert bizarre passaient à vive
allure. A leur bord, des soldats noirs qui mangeaient tout le temps.
Ils nous lançaient des friandises, barres de chocolat, bonbons
et surtout les fameux "chewing-gum" qui me feront comprendre
leur mastication perpétuelle. Nous nous jetions avec insouciance
vers ces cadeaux magnifiques. Je me suis, moi aussi, précipité
vers l'un de ces trésors : un petit bonbon au milieu de la
route. Un camion arrivait à vive allure et j'ai eu le temps
de voir, dans les yeux du conducteur noir un immense effroi. Quelqu'un
m'a happé au dernier moment. L'image que j'avais jusqu'alors
des noirs était celle de sauvages ou d'hommes inférieurs.
C'est peut-être à cause de ce regard rempli de peur
que s'est gravée dans mon inconscient, cette idée
qu'ils étaient nos égaux et, comme nous, capables
du meilleur comme du pire.
J'ignorerai toute ma vie, le nom de ce soldat américain noir
qui a eu cette peur atroce de tuer un petit français blanc.
Mais je n'oublierai jamais ses grands yeux blancs sur un visage
très sombre : c'était aussi une découverte.
Nous allions aussi faire
nos emplettes dans un grand champ, derrière notre maison.
Il avait été un camp de base américain. Nous
y retrouvions les restes de la riche Amérique : des boites
de corned-beef (les adultes appelaient cela, curieusement, du singe),
Maman l'accommodait à sa façon. On trouvait aussi
du chocolat, et surtout du dentifrice : encore une nouveauté! Quelle saveur le matin en se lavant les dents. Un jour, ma soeur
aînée et moi, nous avons ramené une boite de
conserve ronde de 5 kg. C'était lourd, Maman l'a ouverte,
c'était de la marmelade d'orange avec des petits morceaux
de peau. Un régal!
Tout doucement... notre vie
paisible s'est reconstruite. Des nouveaux produits ont été
mis en vente, un matin avant de partir à l'école,
Maman m'a dit "René, ce matin, avec ton lait, tu vas
goûter du vrai café. Tu vas voir comme c'est bon !". Non seulement c'était bon. Mais cette odeur...
je la retrouve, chaque matin avec mon café au lait, 60 ans
plus tard.
Les trains ont recommencé à circuler. Mes parents,
employés de la SNCF, bénéficiaient de quelques
billets gratuits qui nous permettaient d'aller voir la famille en
Bretagne. Lors d'un retour, j'ai fait une autre découverte.
Notre omnibus Dol - Coutances s'arrêtait plusieurs minutes
en gare de Folligny pour laisser passer l'express Paris - Granville.
Maman en a profité pour faire le "4 heures" comme on disait alors.
Elle a beurré nos tartines. Puis, avec un brin de mystère,
elle a sorti et ouvert une petite boite métallique plate,
ensuite elle a écrasé 3 ou 4 petits poissons sur nos
tranches de pain. C'était la première fois que je
voyais et dégustais des sardines à l'huile...
Les souvenirs d'enfant sont
étranges. Ils s'accrochent à des émotions parfois
violentes, parfois simples et douces. Mais s'incrustent éternellement
dans notre mémoire.
Tout en apprenant à lire et écrire dans la petite
école, je redécouvrais mon univers, surtout le bosquet
à 100 m de la maisonnette. J'y regardais sauter les écureuils,
j'écoutais les oiseaux ou cueillais des fraises des bois
au pied du talus. Pendant plusieurs mois, une grenade allemande
à manche est restée bien visible en haut de ce talus
: il nous était interdit d'y toucher. C'était comme
un symbole des années noires et de la peur! C'est un prisonnier
allemand, travaillant dans une ferme du coin qui est venu l'enlever.
Elle n'était pas dégoupillée, il s'en est chargé
et l'a jetée pour qu'elle explose. Ça a fait un énorme
bruit, provoquant la fuite des écureuils et oiseaux...
mais j'ai pensé quand même qu'il était gentil...
il nous débarrassait de l'angoisse qu'elle nous inspirait.
Juste retour des choses,
le trou de la bombe du 6 Juin a fait plusieurs années ma
joie et celle de mes copains. Elle avait ramené l'argile
en surface, nous y avons creusé des galeries et cachettes
pour nos trésors enfantins.
Nous y avons créé un univers imaginaire comme tous
les enfants du monde, en attendant de devenir adultes pour découvrir
que la haine et la guerre sont toujours présentes.