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Albert Lefevre
Caen - Calvados
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"Les imbéciles!... ils nous
ont hébergé près de la ligne de chemin de fer!..."
Cette invective silencieuse s'adresse à nos professeurs, alors que
j'entends ce chuintement qui va progressant, comme le poussent les locomotives
qui s'approchent rapidement du passage à niveau dont vous patientez
l'ouverture.
A quelques uns, nous nous amusons dans
la cour de récréation du collège "le petit Sainte
Marie" en plein centre de Caen ; d'autres installés dans la salle
d'étude, passent le temps en compagnie de jeux d'échecs, jeux
de dames et de cartes. Je faisais des tirs au panier de basket et quelque
peu lassé, je m'apprête à retrouver mes camarades en salle
d'étude mais à cause de ce maudit bruit qui va s'amplifiant,
je me précipite à l'abri du préau proche de la chapelle
; j'ai peur de la retombée des balles perdues de la défense
antiaérienne allemande : "sans doute celle-ci n'hésitera-t-elle
pas à riposter à d'éventuelles attaques alliées
sur ce convoi ferroviaire qui passe malencontreusement si près à
cet instant là!..."
Et c'est la folie!... une explosion tonitruante!...
les portes et fenêtres qui éclatent!... tout aussitôt,
de la poussière à ne pas y voir à un mètre!...
Je me suis accroupi, recroquevillé... puis... la poussière d'odeur
et de saveur âcre se dissipe lentement... Quel spectacle de ruines!!...
Des cris?!... ou plutôt des gémissements comme des vagissements!...
Je la reconnais bien cette voix, elle est celle de Daniel Bompain ;... je
m'oriente à l'oreille, piétinant les blocs de l'édifice
effondré... je suis juste au dessus de lui, j'en suis sûr!...
mais je ne le vois pas sous cet enchevêtrement de matériaux...
je lui crie : "les secours vont arriver, on va te dégager, tiens
le coup Daniel!... En me retournant, je vois une main qui s'agite cherchant
prise au dessus de ce magma, je viens la lui serrer, lui faire signe qu'il
n'est plus seul, et qu'il peut espérer s'en sortir... ; je commence
à dégager les pierres et gravats, c'est long... et j'avance
avec peine... : "Ah! Voici la manche de sa veste!... mais... c'est Joseph
Magonète, un grand de la classe de philosophie!... Je redouble d'ardeur
avec l'impression de ne pas progresser... : "Mais bon sang!... où
a-t-il donc la tête?!.." la main de Joseph retombe dans le trou
que j'ai agrandi, elle frémit encore... Un de mes camarades m'appelle
pour l'aider à soulever une grosse pierre : il lui a semblé
entendre appeler au dessous; j'y cours... en peu de temps, grâce à
la jonction de nos efforts nous découvrons la tête du Père
Ciron, professeur au petit Sainte Marie : il est en vie! Je reviens à
Joseph, je ne sais pas s'il vit encore... Je m'acharne à le dégager
et ne progresse pas!!... Des cris d'effroi sortent du soupirail de la maison
endommagée qui se trouve de l'autre côté de la cour de
récréation... je me précipite... et demande à
la vieille dame toute poussiéreuse que je découvre juchée
sur un énorme tonneau, de bien vouloir patienter les secours, car il
y a plus urgent. Je reviens uvrer à la libération de Joseph.
Forget, un camarade de première s'affaire à côté
de moi, pour essayer de sortir de décombres son ami Yves Desnée
avec lequel il jouait aux échecs quelques instants plus tôt...
Les secours arrivent enfin! En fait, le
groupe des secouristes est parvenu rapidement sur les lieux, mais l'attente
nous a paru longue... De suite, nous sommes invités à quitter
l'endroit pour leur permettre de faire leur travail.
J'ai 16 ans. Je suis un des plus âgés
de la dizaine des élèves du petit séminaire survivants;
je décide de regrouper mes camarades et leur tiens ce discours : "Nous
ne pouvons plus retourner au petit séminaire dont nous avons été
chassés par les allemands ce matin; nous allons tous chez ma mère
à Balleroy!" Balleroy est un village situé à trente
cinq kilomètres à l'ouest de Caen.
Notre petit groupe, d'un pas décidé
se lance dans cette folle équipée... : "Il ne faut pas
nous attarder en chemin si nous voulons être à bon port avant
l'heure du couvre feu!". Nous voici rue de Bayeux, croisant l'un de nos
professeurs, le Père René Letourmy qui s'inquiète de
nous voir sans accompagnateur adulte; nous l'informons du drame que nous venons
de vivre ainsi que de notre projet! "Bien chers amis, nous dit il, suivez
moi!". Il nous installe dans les tranchées creusées dans
le jardin de l'annexe de guerre de l'institution Saint-Joseph toute proche.
"Je reviens dans moins d'une heure!" et enfourchant sa bicyclette,
il part.
Démobilisés par devoir d'obéissance
et quelque peu affectés, nous nous avachissons là, éparpillés
dans les creux de terre les moins inconfortables... Le Père Letourmy
tarde bien !... nous sortons nous dégourdir les jambes... le ciel est
toujours ensoleillé... Quelle belle journée de printemps!...
A cinq mètres de là, un avion fait du rase mottes... deux paquets
quittent les ailes... deux bombes!... Après leur explosion, plus d'utilisation
possible de la ligne de chemin de fer sur laquelle s'ébrouait le petit
train qui reliait Caen à la mer.
Je profite de cette phase d'inactivité
pour faire le point : "Non! nous n'étions pas près d'une
ligne de chemin de fer quand nous fûmes bombardés, nous en étions
éloignés de près d'un kilomètre!... mais cette
fois ci, ils (les professeurs, les responsables), ils ont tenu à nous
en approcher!!.."
L'abbé Rémi Letourmy est
de retour : "Nous passerons la nuit là et demain nous aviserons"
nous dit-il ; il nous apporte des provisions.
Des personnes du voisinage
nous rejoignent dans les tranchées ; près de moi s'installent
une grand-mère et son petit fils d'environ cinq ans ; l'enfant
intrigué pose beaucoup de questions à sa grand-mère
qu'il fatigue... j'ai l'impression qu'ils vont bientôt
mourir.
" La mort! La mort rôde bien
proche, me semble t-il, la mort à portée de main!?... Mais,
mon Dieu, vous ne pouvez pas me trouver digne d'être accueilli au paradis
; j'ai sur la conscience quelques facilités que je me suis consenties
dans mes pensées et dans mes actes qui sont à mon avis des péchés
un peu plus que véniels et peut être même mortels ; parce
que Seigneur j'ai pris bien du plaisir à me préférer
à vous!!... Il faut que je m'en repente dans une démarche d'aveu
auprès d'un prêtre et qu'il me pardonne mes péchés
au nom de Dieu, afin que je me donne une chance de bonne vie éternelle!.."
Mon directeur de conscience, le Père Louvet, ne fait pas partie du
groupe des prêtres professeurs qui nous a rejoint ; je ne désire
pas pour ce faire, rencontrer l'abbé Letourmy qui vient de perdre ma
confiance. Il y a l'abbé Bigard, le professeur d'anglais!... Je suis
bon élève dans cette matière, il m'aime bien, je l'aime
bien... mais après l'aveu de mes péchés que va-t-il penser
de moi?... J'hésite... longtemps... très longtemps me semble
t il... mais, entre le paradis espéré et la sauvegarde de ma
réputation..., dans le contexte où nous nous trouvons, je ne
peux plus, même à mon corps défendant, que préférer
le paradis...; et le Père Bigard au nom de Dieu me donne l'absolution...
Je suis soulagé!!...
Tiens! Des rafales d'armes automatiques?!...
elles semblent provenir des environs du cimetière Saint Gabriel...
Y aurait il quelques éclaireurs alliés si proches de nous??!...
le rythme de ces rafales s'espace et c'est l'absence de signes de guerre...
Pendant ce calme relatif je me remémore les événements
de ces vingt quatre heures.
Dans l'après-midi
du 6 juin, nous devions faire une composition de géographie
dont les questions portaient essentiellement sur la géologie.
Je suis très bon élève en histoire et géographie
mais je n'avais absolument pas préparé cette composition,
pressentant qu'elle n'aurait pas lieu ; aussi le 5 juin au soir,
le Père Béziers professeur d'histoire et de géographie
est venu me remettre un paquet de la part de ma mère, je
n'étais pas très à l'aise pour le remercier...
Ce paquet contenait un gros gâteau à la crème
au beurre, de quinze centimètres de côté sur
cinq centimètres de hauteur, que je me suis empressé
de camoufler à l'intérieur de mon pupitre... Le
Père Béziers revenait de Balleroy où il avait
présidé retraite, cérémonie et messe
d'action de grâces de la communion solennelle, et il m'apportait
également de bonnes nouvelles de ma mère.
Ce matin du 6 Juin, nous avons tous été
réveillés plus tôt que d'habitude par d'étranges
vibrations qui secouent l'environnement, elles sont continues et semblent
provenir de la côte; en un clin d'il nous avons plongé
la tête dans nos cuvettes, nous sommes rasés pour les moins imberbes,
le lit est fait, les affaires de nuit sont pliées et rangées
et nous sommes parés à toute éventualité. Contrairement
à l'habitude où le lever s'effectue en silence, nous nous regroupons
aux fenêtres de notre troisième étage pour essayer de
recevoir des signes visuels susceptibles de nous préciser le sens des
trépidations qui nous parviennent. De temps à autre je quitte
les copains pour me servir égoïstement une tranche de "Moka"
que j'ai fait suivre la veille au soir au dortoir, dans le fond de mon placard.
Le surveillant qui est parti aux nouvelles (c'est sans doute grâce à
son absence que nous parlons...), le surveillant déboule dans le dortoir
et nous dit tout de go : "Les alliés font une tentative de débarquement
sur la côte!" "Où ça?" lui réclamons
nous, "je ne sais pas!..." Quelques instants plus tard le préfet
de division, le Père Gouhier se trouve devant nous : "Les allemands
nous demandent de quitter le petit séminaire, nous dit-il, ils veulent
en faire une éventuelle place fortifiée... nous allons nous
réfugier au petit Sainte Marie, en plein centre ville, nous y seront
plus en sécurité, car les alliés, qui viennent nous libérer,
ne bombarderont pas les populations civiles. Après le petit déjeuner,
vous prendrez avec vous les affaires qui vous semblent nécessaires,
que vous pouvez transporter seuls, et, nous partirons, car nous devons avoir
quitté les lieux avant midi." Le Père Gouhier, d'une allure
presque aussi sénatoriale que le Père Béziers nous tourne
le dos, nous lui emboîtons le pas vers le réfectoire.
Dans la nuit pesante, cherchant un vain
sommeil, le drame du début d'après-midi me poursuit : "Peut-être
les secouristes ont-ils sauvé Joseph Magonète, Daniel Bompain
et Yves Desnée? Peut-être ont-ils sorti d'autres survivants de
ce tas de décombres? Je ne me rappelle même plus qui et combien
nous étions dans ce lieu de sinistre mémoire!!... Comme je voudrais
que mes trois camarades soient sauvés!...". Je me sens coupable
: "Nous n'aurions pas du quitter les lieux quand les secouristes nous
l'ont demandé! Nous aurions du collaborer avec eux! Il ne fallait pas
abandonner nos copains."
Albert Lefevre (17 Mars 2004)
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