Je les ai vus sauter vers leur destin Voici comment le Second Front a été ouvert…
Voici l’histoire de la première
phase du débarquement, telle que je l’ai vue depuis les airs,
durant les premières heures du Jour J.
A 1h40 du matin, nous étions au-dessus de Carentan, dans la péninsule
de Cherbourg, dans un avion de tête du Neuvième Troop-Carrier
américain, avec à son bord vingt parachutistes, l’équipage
de l’avion et moi-même…
Peu après l’avion était
vide. Les parachutistes effectuaient l’une des premières descentes
du Second Front et l’ennemi depuis le sol tirait les premiers coups
de feu de cette mémorable campagne.
Tout autour de l’avion, tirant depuis moins de cent pieds [trente mètres
NDT] depuis le sol, les éclats de DCA nous entourèrent durant
près de huit minutes, je l’ai su grâce à ma montre
car j’aurais pensé que cela dura au moins une demi-heure.
Notre flotte aérienne, avant-garde
de l’invasion, décolla d’Angleterre au crépuscule,
laissant derrière les scintillements dans l’obscurité.
Le secret du Jour J avait été si bien préservé
que les équipages eux-mêmes ne savaient pas que le signal avait
été donné jusqu’à ce qu’ils décollent.
Les parachutistes avaient été confinés derrières
des barbelés depuis plusieurs jours. Personne n’eut donc la possibilité
de commettre d’indiscrétion.
La veille j’avais effectué un rapide aller-retour à Londres
pour une affaire urgente. Immédiatement à mon retour je fus
convoqué à un QG d’escadrille où je devais passer
la nuit. Mais on ne m’a pas montré ma chambre. A la place on
me déposa à l’aérodrome, près du premier
d’une ligne d’avions en attente. « Nous y voilà !
». Ca arrivait enfin, juste comme ça…
Dans un autre monde. Alors que j’embarquais, les paras, casqués, le visage noirci,
sanglés de la tête aux pieds, étaient assis dans les sièges
baquets de leur avion, de chaque côté du fuselage. Le copilote,
le major Cannon, lisait un message historique du Général Eisenhower.
Cela parlait de la « Grande Croisade » et se terminait par «
Implorons la bénédiction du Tout-Puissant sur cette grande et
noble entreprise ».
Lorsque la porte se referma sur nous, assis là dans l’ombre,
nous réalisâmes que nous étions soudainement passés
d’un monde à un autre. Peut-être était-ce en partie
l’effet des lampes rouges sur l’avion, qui nous faisaient des
visages légèrement bleutés. Elles transformaient en blanc
le bout rouge de nos cigarettes. Je pense que tous nous avons ressenti une
boule au fond de l’estomac. Mais ça n’a pas duré.
D’une façon ou d’une autre nous avons eu l’air de
laisser tout cela derrière nous, au sol.
Avant que nous ne le réalisions,
nous avions décollé. Ici ou là il y avait des lumières,
des lumières amicales, nous faisant des clins d’œil. D’autres
avions, avec leurs lampes rouges et vertes d’ailes scintillant gaiement,
nous rejoignirent en formation serrée, sur notre gauche et sur notre
droite.
Alors que chacun ajustait son harnais de parachute, sa veste de combat et
sa bouée Mae West, notre humeur s’éclaircit dans un flot
de plaisanteries. «Dites», demanda soudain quelqu’un, «Quel
jour on est ? Je me sentirai idiot là-bas si un gars me la demande
et que je me trompe.» Nous riions bruyamment de choses bêtes comme
celle-ci. Nous échangions des cigarettes et discutions, mais d’une
façon ou d’une autre jamais de choses importantes.
Le docteur saute aussi.
Parmi les parachutistes il y avait un docteur et deux infirmiers. Ils allaient
sauter avec le reste pour mettre en place les postes de secours d’urgence
dès que l’opportunité se présenterait. Il y avait
aussi un aumônier. Tous écrivirent leurs noms et adresses et
des messages dans mon carnet de prise de notes. (1)
Au sol une balise lumineuse lança une lettre-code. Nous fîmes
un court virage au-dessus de la côte. Alors notre plafonnier, nos lampes
d’ailes, et les lampes de toute la flotte derrière nous s’éteignirent
d’un coup. Nous nous engagions au-dessus de la mer…
Nous restâmes silencieux, assis et regardant les navires sombres navigant
derrière nous dans l’ombre. Je remarquais quelque chose d’écrit
en rouge à la porte, juste un mot : «Réfléchis».
J’essayais de me remémorer ce que l’instructeur de saut
m’avait dit : « Si tu dois évacuer l’avion en urgence,
n’oublie pas de retirer cette étiquette de ta tenue de saut »
; «souviens-toi de compter jusqu’à deux avant de tirer
la sangle d’ouvertur»; «si tu amerris tu DOIS déboucler
ce clip ici avant de gonfler la Mae West, sinon tu risques de t’étrangler»
Alors que je pensais que j’étais
certain d’oublier quelque chose, des lampes clignotèrent au loin.
Nous pouvions juste deviner la terre à l’horizon sous la lueur
de la lune. Les côtes françaises…
Ca y était, la Grande Aventure pour
laquelle chacun s’était préparé depuis si longtemps
et si durement. Je détestai la voir, déjà ça m’angoissait.
L’Europe d’Hitler.
Quelqu’un m’a frôlé… Des lumières se sont allumées. Un faisceau est monté.
Nous avaient-ils vus ? Nous avaient-ils entendus ? La lune éclaira
l’escadre qui nous suivait.
“Dommage que quelqu’un ait prévenu que nous arrivions”,
remarqua soudain l’un des paras. Nous comprîmes tous ce qu’il
voulait dire. Il parlait de la malencontreuse déclaration en Amérique
qui avait dévoilé quelques heures avant que les Alliés
avaient déjà débarqué en France. Bon, pour autant
que j’y pense, c’était vrai. Nous ALLIONS vers le Nord
de la France. Mais là-haut, maintenant que nos vies étaient
en danger, cette gaffe ne nous amusait pas.
Nous prîmes un virage court face à la terre. Et là je
dois être reconnaissant envers le plan. Notre navigation était
rusée, avec tant de zigzags et de virages, qu’à aucun
moment jusqu’à ce que nous atteignîmes notre objectif l’ennemi
ne pu avoir la certitude où nous allions arriver.
Le paysage glissa au-dessous de nous, silencieux et gris. Et rien ne se passa.
Quelques-uns des paras entonnèrent "Put that pistol down, Momma,"
and "For Me and My Girl."
Si jeune, si triste…
Quelqu’un cria “Encore dix minutes.” Le chef du bataillon
parachutiste parlait tranquillement à ses hommes. Un briefing final.
Je n’oublierai jamais cette scène des dernières minutes
fatidiques, ces longues lignes de visages immobiles, camouflés, de
jeunes hommes chargés comme des mules au point qu’ils ne pouvaient
se tenir debout sans aide.
Juste l’attente…
Ils semblaient si jeunes, face à l’inconnu. Et d’une façon
ou d’une autre, si tristes. La plupart étaient assis les yeux
fermés alors que les secondes passaient. Ils semblaient endormis, mais
je pouvais voir remuer leurs lèvres silencieusement. Je ne pensais
pas consciemment à quelque chose en particulier, mais soudain je me
suis rendu compte qu’une pensée religieuse «Thy rod and
Thy staff» me traversait l’esprit encore et encore. Rien d’autre.
C’était très étrange.
Alors les affaires commencèrent.
En-dessous, nous vîmes des incendies de tous côtés. Nos
bombardiers avaient bien travaillé.
Le caporal Jack Harrison, de Phoenix, dans
l’Arizona, se pencha vers moi et mis un paquet de cigarettes dans ma
main. Je répondis “Et toi ?”, il haussa juste les épaules.
Alors il se leva et s’aligna avec les autres. La porte ouverte laissa
entrer une clarté rouge venue des feux en-dessous. Le moment était
venu. Nous étions au-dessus de la drop zone…
Ils partirent en silence. J’aurais souhaité du bruit sur le moment, mais il n’y
avait rien indiquant l’importance de l’instant. Juste un frôlement
qui ne dura que quelques secondes, et ces hommes, si jeunes, si braves, s’étaient
élancés vers leur destin. J’avais attendu d’eux
un cri de guerre, pour quitter le plancher dans ce dernier moment important.
Mais aucun d’entre eux ne le fit. Ils sautèrent juste silencieusement
à l’extérieur dans la nuit rouge, ne laissant derrière
eux que l’écho des chansons qu’ils avaient chantées.
Alors nous y avons eu droit. La DCA et
ses balles traçantes montèrent de tous côtés. A
travers la porte restée ouverte sur le flanc de la carlingue, je pouvais
voir qu’elles formaient comme une arche lumineuse au-dessus de nous,
une arche qui dura plusieurs minutes, si proche qu’il parut qu’on
ne pourrait y échapper.
Je me sentis bien seul là-haut, dans ce C-47 vide. Je pense que je
me suis assis sur le sol. La seule chose dont je me souviens est que j’étais
noyé de sueur. Je savais que nous étions une cible facile. Nous
n’avions ni armement ni blindage de protection. Notre seule protection
étaient nos puissants moteurs, le sang-froid et le talent du pilote,
le colonel Krebs, qui se faufilait et plongeait.
Je craignais que leurs chasseurs ne nous poursuivent. Mais, heureusement pas
un seul ne se montra du début à la fin.
Nous sommes revenus. Trois avions de la flotille du colonel Krebs n’ont
pas eu cette chance. “Nous avons eu de la chance,” dit le colonel
alors que nous étions sur le chemin du retour.
Debout derrière lui dans le cockpit,
je pouvais voir des flottes d’avions volant dans toutes les directions,
guidés par des balises sur la mer, dans un système parfaitement
organisé de contrôle du trafic. La mer semblait couverte de navires.
Bientôt les premières forces amphibies entreraient en action…
Nous sommes revenus. Pas (pas encore…)
nos parachutistes. Au même moment, ils étaient trop occupés
pour raconter leur histoire.
Juste pour le cas où le caporal
Harrison pourrait lire ceci, j’aimerais qu’il sache que je lui
garde ses cigarettes. Peut-être aimera-t-il en griller une pendant son
retour à la maison. Mais s’il veut bien partager, j’aimerais
les garder pour toujours.
De retour à la base, alors que nous
mangions, deux jeunes officiers entrèrent pour prendre leur petit déjeuner
et ouvrirent le journal. «Tiens, les Alliés ont pris Rome»
remarquèrent-ils. «Eh bien, ça ne va plus être long
avant que le débarquement ne soit lancé.»
Ils ne savaient pas encore…
WARD SMITH BBC, "News of the World" Correspondant de guerre spécial
avec les forces américaines, qui vola avec la première vague
de parachutistes en direction du nord de la France.
Traduction réalisée par Franck Parot-Abellard
(1)
- Les trois pages du carnet de prise de notes avec les noms des parachutistes
qui étaient embarqués avec Ward Smith, mission Albany, CN
#1 dans le serial 16, C-47 #42-92717 piloté par le Lt. Col. Frank
Krebs du 440th TCG.
Postface (NdT)
L’appareil dans lequel prit place le correspondant de guerre Ward SMITH fut
l’objet de plusieurs photographies avant départ très connues.
Par exemple il est présenté sur la photographie ci-dessous.
The Stoy Hora, C-47 #42-92717, sur le parking
à Exeter avec le stick #1 - 3rd Bn 506th PIR.
Le correspondant de guerre Ward Smith vola dans cet avion pendant la mission
Albany.
Voici la liste des membres d'équipage
et des seize paras du 3è Bataillon du 506è Régiment de la 101è Division aéroportée,
qui accompagnèrent W. Smith dans cet avion :
- Lt. col. Krebs (pilote), Major Cannon (co-pilote), Sgt Nagy (Crew-chief)
- Lt. col. Wolverton (chef du 3è Bat. ; KIA le 6 juin avant même d’avoir pu
atteindre le sol),
- Capt Morgan (chirurgien, POW jusqu’au 8 juin),
- Lt. Bobuck (POW jusqu’au 8 juin),
- S/Sgt Pauli (POW jusqu’au 8 juin),
- Sgt Taormina (POW jusqu’en avril 1945),
- Sgt Newell (Medic, POW jusqu’au 8 juin),
- T/4 Gorenc (c’est le para de la célèbre photo, POW jusqu’au ?),
- Cpl Calendrella (POW jusqu’en août 1944),
- T/5 Atlee (KIA 6 juin),
- T/5 Harrison (le para qui donna les cigarettes à Smith avant de sauter,
KIA 6 juin ; Smith n’aura donc jamais l’occasion de lui rendre ses cigarettes,
comme il le souhaitait),
- T/5 Riley,
- Pfc Howard (POW jusqu’au 8 juin),
- Pfc Ross (POW jusqu’en avril 1945. C’est ce para qui apparait sur l’une
des photographies de propagande les plus connues : il s’apprête à sauter de
son avion, avec sa Thompson à la main !),
- Pvt Wincenciak (KIA 6 juin),
- Pvt Rinehart (KIA 6 juin),
- Pvt Cross.
Il y a également l’une des photographies les plus connues du Débarquement :
celle où un para tente en serrant les dents de s’arracher à la pesanteur pour
gravir l’échelle d’accès à l’avion, malgré le volume impressionnant de son
équipement (il s’agit du T/4 Joseph Gorenc).
Enfin, une série de photographies célèbres présentent le Lt. Bobuck inspectant
les équipements de quatre paras (Pvt Rinehart, s/Sgt Pauli, T/5 Harrison,
Pfc Howard).