Depuis le 20 avril 1944 et
les semaines suivantes, notre côte, et notre village de Merville
étaient bombardés par les alliés ; et les morts,
les maisons détruites se multipliaient, ma mère Madame
Lechevalier, ayant peur pour les siens à savoir : ses deux
petits fils, Christophe (5 ans) et Foucauld (3 ans 1/2), leur
mère, son fils Noël et moi-même décida
de quitter Merville pour nous installer plus à l'abri dans
les terres à Bréville dans la belle et vieille maison
de la propriété de famille de nos grands-parents Gautier-Lévêque.
Après une semaine
d'installation les évènements devinrent de plus en
plus graves, sur la côte : bombardements répétés
depuis Le Havre, les troupes Allemandes se renforcèrent et
après la visite éclair d'un officier Allemand, notre
maison devint un campement militaire de premier plan. Nous n'avions
plus rien à dire, ils occupaient toutes les pièces
principales et l'aile gauche de la maison, nous, nous avions juste
le droit de rester dans l'aile droite et de voir chaque jour le
démantèlement du mobilier. Je me souviens, avec tristesse,
de la vieille et belle armoire normande de ma bonne-maman transformée
en niche à chiens, et nos beaux vieux petits lits d'enfants
mis en morceaux pour alimenter le feu de l'énorme soupente
de l'armée Allemande.
Cette pénible et destructive
cohabitation devait durer les deux dernières semaines de
Mai avant la nuit du 5 au 6 Juin 1944, elle nous montrait chaque
jour que des évènements devaient arriver. L'activité
des hommes de troupe grandissait, ils creusaient des tranchées
dans le jardin potager, faisaient des abris dans le joli bois derrière
la maison, et après y avoir installé des pièces
d'artillerie, emplissaient les petits fossés de caisses de
munitions.
La dernière semaine
avant le débarquement nous avions reçu l'ordre de
ne pas sortir de la maison et de fermer nos volets, nous ne devions
pas apparaître. C'était l'arrivée massive et
bruyante du corps d'élite des officiers SS et gardes d'honneur
du Feld Maréchal Rommel.
C'est donc derrière les volets que nous avons pu voir dans
la grande entrée du jardin de notre propriété
le Maréchal : Ce petit homme en grande tenue de parade militaire
venu passer en revue les troupes de combat d'Hitler.
Quelques jours après
cet épisode, le mauvais temps s'installa sur notre Normandie,
la côte était battue par la pluie et le vent, et la
mer très mauvaise. Et pourtant c'est à partir de 11
heures du soir dans la nuit du 5 au 6 Juin 1944 que nous avons réalisé
le grand évènement tant attendu : 'Le débarquement
des alliés' avec les grenades au phosphore lancées
des avions anglais et écossais. On y voyait comme en plein
jour et du ciel descendaient par centaines des hommes barbouillés
en noir et prêts au combat. Quelle panique parmi la population,
et les allemands surpris par l'inattendu, incapables de se regrouper
pour recevoir des ordres. Alors la mêlée du corps à
corps et de la mitraillette à bout portant commença
sur les parachutistes pris dans les branches des arbres. Les morts
; soldats et civils tombaient rapidement. Ainsi au petit jour tous
les arbres et toitures éventrées avaient des parachutes
vides flottant au vent comme des cocons. Les champs pareils à
des aérodromes étaient recouverts de planeurs d'où
étaient sortis toute la nuit les soldats entraînés
depuis des mois en Angleterre à se battre immédiatement,
ce qu'ils faisaient sans attendre.
Quand à nous parqués dans une chambre au premier étage
que pouvions-nous faire avec les deux enfants de ma sur :
Foucauld si fragile des bronches, sortir dans la mêlée
ou attendre la délivrance rapide du village promise par les
alliés ? Mais à ce moment de réflexion, la
providence aidant sans doute, ma mère vit arriver en hâte
le vieux jardinier de notre grand-mère ; il nous suppliait
de sortir bien vite de la maison où les hommes se battaient,
les murs s'écroulaient sous le choc répété
des obus de marine tirés de la mer, de Ouistreham sans doute.
Les avions rasaient le village, détruisant toutes les habitations
avec des obus traçants et des grenades qui mettaient le feu.
C'est donc avec les enfants dans nos bras que tous, nous avons quitté
la chambre pour nous planquer à quelques mètres de
la maison dans un petit fossé creusé en bordure de
haie. Pendant des heures sous la pluie, au milieu de la bataille
infernale, bruit des avions, des canons, des fusils mitrailleurs,
nous sommes restés là serrés les uns contre
les autres sans rien dire en essayant de protéger au mieux
Christophe et Foucauld.
Entre deux vagues de bombardements
un jeune soldat égaré sans doute s'approcha de nous,
et vida ses cartouches dans l'herbe. Il nous fit comprendre qu'il
était polonais, enrôlé de force et ne voulait
pas se battre pour les allemands. Il nous donna généreusement
la couverture de son paquetage pour couvrir les enfants et nous
quitta : hélas pour être grièvement blessé
quelques instants après, juste à l'entrée du
portail de la propriété ; l'horreur de la guerre était
bien sous nos yeux.
C'est seulement en cette
fin de matinée du 6 Juin qu'un calme relatif s'établit
autour de nous, plus de soldats en vue, que des morts sous les décombres
fumantes, quelques coups de feu aux alentours, il fallait retrouver
notre refuge encore protégé, nous mettre au sec, manger
et si possible dormir. Mon frère voyant la soupente allemande
non détruite, sans personne, prit le risque d'aller jusqu'à
elle et nous rapporta dans une gamelle de la nourriture à
partager en famille dans la chambre au premier étage : la
cuisine, située en dessous de nous était déjà
à moitié éventrée par les obus de marine.
Ce repos de quelques heures
n'avait pas permis aux troupes aéroportées, disséminées
dans la campagne de nous délivrer des occupants allemands.
Dans la soirée de nouveaux bataillons bien armés avec
du gros matériel de guerre reprenaient position face aux
alliés remontant la plaine depuis Ranville. Alors la mitraille,
les tirs des canons placés derrière la maison reprirent
avec intensité, nous étions pris entre les deux armées.
Cette fois plus possible de bouger, les balles des mitrailleuses
et les éclats d'obus se logeaient dans les murs de la chambre,
le plâtre nous tombait dans les yeux. Voyant le danger progresser,
mon frère nous installa le sommier du lit en pan incliné
contre le mur et le matelas bouchant la fenêtre amortissait
les balles et les éclats d'obus. Ainsi tous allongés
sous le sommier nous avons résisté à un enfer
de feu pendant cinquante six heures sans être atteints. Il
faut vous dire que ma mère récitait son chapelet à
haute voix pour nous permettre d'y répondre : le ciel veillait
sans doute sur nous et nous épargnait.
Après cet assaut,
Christophe, le premier commença à se manifester ;
il voulait sortir et son estomac de bon mangeur réclamait,
il demandait avec force : " Bonne maman, bonne maman, je veux
des tartines, je veux des tartines ! "
Après réflexion, ma mère dit qu'il devait rester
du pain et peut-être du beurre dans la salle à manger
mais il fallait descendre pour y accéder. Elle crut le moment
d'accalmie propice pour satisfaire Christophe et avec lui descendit
et pénétra dans la pièce mais leur silhouette,
sans doute visible du dehors déclencha un coup de feu et
une balle bien tirée passa entre Christophe et Bonne-maman,
elle se logea heureusement dans la vieille horloge le long du mur
après avoir traversé le cartable de ma sur accroché
à un morceau de fenêtre. La peur les fit remonter précipitamment
pour se remettre en ligne avec nous sous le sommier. Un bout de
pain allemand fut la seule nourriture trouvée !
Durant une semaine environ
la vie reprit sous le contrôle allemand avec des tirs de canons
et de gros obus de marine, la mer démontée ne pouvait
permettre de débarquer le gros matériel et les munitions
indispensables aux alliés pour continuer le débarquement.
Ma sur et ma mère se hasardaient de temps en temps
à sortir pour le ravitaillement à la ferme toute proche
de notre propriété.
Elles entreposaient ce qui pouvait encore servir dans notre cuisine
éventrée ouverte à tous vents et servant d'abri
précaire aux soldats allemands qui pourchassaient les parachutistes
anglais et écossais disséminés dans la campagne
environnante.
Un après-midi, mon
frère ayant aperçu dehors deux bicyclettes allemandes
abandonnées dans la tourmente d'une fusillade les rentra
vite dans la cuisine pensant qu'un jour elles nous seraient peut-être
utiles. Encore une fois cette heureuse perspective devait s'évanouir.
Le soir même de cette trouvaille inespérée,
mon frère se trouva face à face avec deux allemands
dans la cuisine ; une discussion s'engagea entre eux : " Monsieur,
volé bicyclettes allemandes, parachutistes cachés
ici " Entendant de la chambre les paroles devenir violentes,
ma sur descendit dans la cuisine et pour tirer mon frère
de ce mauvais pas dit aux allemands : " C'est moi qui ait rentré
les bicyclettes abandonnées dehors ". La discussion
s'arrêta mais revolver au dos, mon frère avec l'un
des allemands dû passer dans les pièces de la maison
où des parachutistes auraient pu se cacher. Heureusement
ils n'en trouvèrent pas, mon frère fut relâché.
Pendant ce temps, le deuxième allemand s'empara des bicyclettes
et les mit dehors contre le mur, presque aussitôt une rafale
d'obus s'abattit juste sur l'angle du mur réduisant en miettes
les deux engins convoités ! L'affaire était
réglée !
Notre espoir de voir finir
ce cauchemar n'était pourtant pas près de se réaliser.
Dans la nuit suivante les deux enfants se mirent à pleurer,
à nous appeler : mal au ventre et à la tête,
tous deux semblaient fiévreux, et quand le jour nous permit
de les voir il était clair qu'ils commençaient la
rougeole. Nous ne savions comment faire ?
Les allemands à nouveau
maîtres du terrain circulaient partout dans la maison délabrée
et soudain un bruit de bottes dans l'escalier ne pouvait nous rassurer
! en effet après quelques minutes nous vîmes trois
allemands entrer dans la chambre et stupéfaits de nous trouver
ainsi en ces lieux nous dirent : " Raoust " il en fut
de même dans la chambre à côté pour le
très jeune soldat polonais blessé que nous avions
recueilli pensant pouvoir le sauver par les anglais. Qu'est-il devenu
??
Quant à nous, très vite et avec fusils dans le dos,
les enfants dans nos bras, ils nous mirent dehors en nous disant
: " Si vous allez vers la mer, tous Kappout ". Alors après
avoir installé tant bien que mal les deux petits malades
dans leur vieux landau de bébé avec ses quatre roues
encore bonnes, nous quittâmes pour toujours la chère
vieille demeure de Bréville, berceau de famille où
tant de générations avaient vécu des jours
heureux de jeunesse, d'adultes et d'âges mûrs.
Nous voilà donc partis
errant sur la route vers Gonneville (15 Juin) cherchant des passages
entre les énormes trous d'obus et un refuge pour nous abriter
la nuit.
Le mauvais temps sévissait toujours nous avancions difficilement.
Après un arrêt forcé par la mitraille nous étions
à moitié assis dans un gros trou de bombe, quand soudain
nous vîmes venir à nous deux hommes exténués
par la bataille, dépourvus de tout, sans armes, ne sachant
où aller ? Ils étaient anglais, séparés
de leur bataillon ; alors apercevant quelques petites maisons de
maraîchers donnant sur les herbages de Gonneville, nous leur
fîmes comprendre que nous y allions espérant trouver
là un abri pour nous et pour eux une cachette afin d'échapper
aux mitrailleuses allemandes.
C'est dans la soirée que l'une des petites granges abandonnées
nous donna refuge : rien que de la paille et du foin pour dormir
à terre. Christophe et Foucauld très fiévreux
furent installés sous la mangeoire des animaux, ils seraient
ainsi plus protégés des tirs mitrailleurs et des obus.
Quant aux deux parachutistes, ils trouvèrent proche de nous
un grenier garni de bon foin où ils pouvaient se cacher plus
facilement et nous de leur monter quelque ravitaillement sans être
vus des allemands.
La nuit était venue, nous commencions à préparer
notre lit de paille quand nous entendîmes que dehors on parlait
français, quelle surprise ! C'était un brave paysan
ayant fui l'enfer de Bréville, le père Bouillaut,
avec son petit-fils et la seule vache qui leur était restée
en vie. Elle n'avait pu être traite depuis deux jours, une
fois de plus le bon lait chaud et crémeux d'une vache normande
apaisa la faim des nos estomacs vides.
Quant aux deux petits malades, ma mère n'eut comme remède
à leur donner que du gros cidre resté dans un vieux
tonneau : était-ce mieux que rien ?? Personne ne le saura
!
Le lendemain et bien des jours suivants encore nous vivions entourés
de soldats allemands, cette fois des SS, fouillant avec force la
campagne et les villages. Ils arrivèrent jusqu'à nous,
nous demandant si nous avions vu des parachutistes, bien sûr
notre réponse fut négative ; et pour s'en assurer,
ils entrèrent dans notre misérable installation, ensuite
ils enfoncèrent leurs baïonnettes en travers dans la
meule de paille restée debout devant la petite étable.
Leur visite n'était pas terminée, ils entrèrent
cette fois dans la maison éventrée où les parachutistes
vivaient cachés dans le foin du grenier. Cette fois nous
pensions que notre dernière heure était venue, nous
nous regardions en silence, les allemands prirent l'escalier et
au premier étage entrèrent dans les pièces
délabrées ouvertes à tous vents et là,
par miracle, ils s'arrêtèrent devant le pauvre escalier
du grenier et redescendirent ! Quel soulagement incroyable ! Dieu
soit loué, une fois de plus nous étions tous vivants
!! Mais il devenait clair que notre séjour ici ne pourrait
durer longtemps : les bombardements incessants de Bréville
sur nous s'intensifiaient, nous empêchant de faire du feu
pour cuisiner les légumes crus que les éclats d'obus
arrachaient des plantations maraîchères, les avions
alliés jetaient leurs obus dès la moindre colonne
de fumée aperçue du ciel. Nous ne pouvions donc manger
que des salades, des carottes crues, des artichauts parfois quelques
fraises mûres et des morceaux de poires de Juillet.
Quant à nos vêtements de corps, hélas très
réduits, ils demandaient à être nettoyés
aussi, un matin avec une accalmie subite et un peu de soleil, maman
et moi avons lavé à l'eau froide, sans savon, deux
chemisettes de corps, nous espérions qu'étendues sur
une petite haie elles seraient sèches dans la soirée.
Mais la faim sans doute et le désarroi régnant sur
les bêtes comme sur les hommes firent qu'une vache errante
passant devant les ombrages les trouva à son goûte
et les mangea sans que nous puissions intervenir !! Quant à
nos chaussures à semelles de bois, elles prenaient l'eau
et la boue comme des éponges : ma sur et moi-même
ne pouvions envisager de prendre la route en marchant pieds nus,
c'est alors qu'après une inspection dans une petite cave
nous aperçûmes sous les décombres les sabots
des maraîchers, malheureusement ils n'existaient plus par
paire, il fallut donc se contenter d'assortir au mieux ceux qui
pouvaient nous chausser avec du foin à l'intérieur.
Notre vie devenait donc chaque
jour plus pénible, la rougeole des deux petits n'arrangeait
rien, il nous fallait gagner un centre encore équipé
avec des médecins, la direction du bourg de Troarn encore
épargné par les bombardements fut notre décision.
Il fallut mettre nos parachutistes au courant des raisons de notre
départ. Ils nous comprirent, ce fut avec regret que nous
les quittâmes en espérant que la chance favoriserait
leur jonction avec les leurs soit par Merville ou Bréville Ainsi
vont les destinées.
Ce matin là, l'arrière de Gonneville, vide de toute
population semblait calme et bravant de nouveau le danger le départ
se fit avec les deux petits remis dans leur vieux landau. Nous traversâmes
tant bien que mal avec nos sabots aux pieds les champs labourés
par les obus jusqu'à la route de Troarn. C'est là
qu'après des heures de marche interrompues par les coups
de feu des mitrailleuses et des fusils allemands tirant sur les
soldats anglais coupés de leurs bataillons, une rencontre
providentielle vînt à nous sur la route : Monsieur
le curé de Troarn ancien vicaire à Notre-Dame reconnut
maman et s'écria : " Madame Lechevalier, je vous reconnais,
venez au presbytère vous reposer et manger, nous avons encore
du pain " Quelle merveille, nous en avions perdu le goût
depuis des semaines ! Cet homme de Dieu nous reçut avec beaucoup
de chaleur et de charité, il nous réconforta, nous
avions perdu la notion du temps et avions deux jours de retard sur
la semaine. Il nous donna des vivres à emporter. Voyant les
allemands arriver par camions et prendre possession de la commune,
il nous conseilla de repartir et de gagner comme beaucoup de gens
de Troarn le village de Janville, petite commune située plus
à l'arrière dans les terres. Son conseil était
juste, la bataille ne se fit pas attendre, les premiers bombardements
commencèrent sur Troarn dans la nuit de notre arrivée
à Janville où nous étions hébergés
au premier étage de la petite école transformée
pour recevoir les nombreux réfugiés.
Mademoiselle Quintaine l'institutrice, vivait avec sa mère
; toutes les deux nous aidaient très aimablement. Elles se
méfiaient beaucoup d'un groupe d'allemands détachés
de Troarn et installés dans l'une des classes dont la cloison
de bois les séparait seulement du petit bureau de travail
de Mlle Quintaine. Cette dernière très active dans
la campagne, avait trouvé un petit poste émetteur
récepteur abandonné sans doute par un parachutiste
tombé dans la nuit sur la commune. Cet objet précieux
nous rendait grand service pour écouter clandestinement les
nouvelles des opérations menées par les alliés
et, pour ne pas éveiller l'attention des allemands cantonnés
juste derrière la cloison nous mettions la musique assez
forte des disques qui servaient aux enfants de l'école. Ainsi
les allemands n'ont-ils jamais su que nous savions la bataille sur
Caen, Ouistreham, et la progression anglaise malgré les très
nombreuses pertes humaines.
La fin Juin allait devenir
encore une fois pour nous très préoccupante, Christophe
faisait sans doute une complication de rougeole, il s'affaiblissait
chaque jour, et un matin voyant qu'il ne répondait plus à
son nom, ma sur désemparée nous quitta sur le
champ pour trouver du secours à Troarn malgré la bataille
engagée et la route bombardée. Après des heures
d'inquiétude et d'attente la porte de la chambre s'ouvrit
brusquement. Ma sur apparut avec une veste allemande sur les
épaules et un calot sur la tête. Le médecin
allemand qui l'accompagnait lui avait imposé ce costume pour
pouvoir passer avec, elle inaperçue, dans la petite voiture
de guerre découverte. Sans rien nous dire, il s'approcha
du petit malade, l'examina soigneusement puis, de sa trousse médicale
tira une petite pilule blanche qu'il coupa en deux et avec difficulté
pour parler français nous dit : " donner le soir une
première moitié, l'autre le lendemain matin après
avoir enveloppé le corps de l'enfant dans un linge trempé
d'eau froide ! " il ajouta " C'est une petite pneumonie
centrale ", il reprit son matériel et nous quitta rapidement.
Qu'allions nous faire après son départ ?
Etait-il vrai médecin voulant sauver une vie ou comme d'autres
de ses semblables était-ce l'occasion pour lui d'abréger
les jours d'un enfant ? Les remèdes qu'il nous avait prescrits
nous paraissaient si étranges à nous français
!
Une solution à risques s'imposait à nous, mais voyant
l'état inquiétant de Christophe la décision
fut prise : ma mère l'enveloppa dans un morceau de drap trempé
dans l'eau froide, ma sur lui fit avaler la première
moitié du petit comprimé blanc et sans rien dire il
s'endormit. La nuit nous parut longue mais au petit matin Christophe
ouvrit les yeux, il était moins fiévreux et nous regardait
à nouveau comme soulagé. Nous aussi nous commencions
à reprendre confiance et sans hésiter notre petit
homme eut à avaler la deuxième moitié de la
pilule miracle.
Et pour nous, la surprise de cette guérison rapide devait
se confirmer, quelques heures plus tard des pas d'homme dans l'escalier
puis quelques coups frappés à la porte : elle s'ouvrit
et le médecin allemand de la veille entra dans la chambre
et vit avec satisfaction que son petit malade était bien
vivant. Il nous fit comprendre que la petite pneumonie centrale
était enrayée, il nous salua et redescendit pour repartir
dans sa voiture.
Il y avait donc à Troarn un vrai médecin allemand
auquel Christophe, petit français, devait la vie.
Un autre grand évènement
libérateur de nos peurs et tristesses des jours meurtriers
devait apporter à ma mère en premier, à moi
et à ma sur une très grande joie : le retour
inattendu de mon frère à Janville au petit matin.
Il faut vous dire que nous étions sans nouvelles de lui depuis
nos tristes jours passés à Gonneville, où il
avait été arrêté et embarqué avec
deux autres jeunes dans un camion allemand pour une destination
inconnue. Qu'étaient-ils devenus ? Les allemands ne s'encombraient
pas longtemps de leurs prisonniers réfractaires pour le travail
en Allemagne. Combien en avaient-ils fusillés au bord des
chemins et dans les bois. Pourtant sans rien nous dire, nous pensions
au fond de nous-mêmes qu'ils étaient vivants quelque
part et reviendraient. Cet espoir se réalisa avant le lever
du jour car il ne fallait pas alerter les allemands, nos proches
voisins dormant dans l'école. Aussi est-ce sans bruit que
la porte de la chambre s'ouvrit et que nous vîmes apparaître
deux formes d'hommes aussitôt reconnus : mon frère
Noël, et Jean Bouilleaut de Bréville, émotions,
joies intimes et profondes se confondaient, nous étions à
nouveau tous réunis et vivants. Mais leur épuisement
était tel après leur traversée nocturne des
marais de Varaville inondés par les allemands qu'ils s'allongèrent
sur nos matelas mis à terre ; les pieds nus et meurtris de
Jean n'étaient plus que des boules de sang ! De toute la
journée ils n'ouvrirent pas les yeux, leur sommeil profond
en disant long !
Pendant plusieurs jours,
ils restèrent parqués dans notre gîte, impossible
de les faire sortir au milieu des allemands qui les auraient repris
immédiatement. Leur sort une fois de plus devenait critique,
nous cherchions une solution : elle fut trouvée grâce
à un bon camarade de mon frère, membre actif de la
résistance de notre coin normand. Les deux rescapés
furent planqués sans bruit et sans être vus des allemands
en un lieu sûr qui ne nous fut pas révélé.
Les jours suivants devenaient
de plus en plus dangereux à Janville, les obus tirés
de Troarn arrivaient jusqu'à nous, nous étions déjà
en Juillet, un bon mois après la fameuse nuit du 6 Juin 1944.
Nous nous demandions comment ne pas retomber dans un enfer de feu
et de mort avec nos deux petits hommes, Christophe à peine
remis de sa grave maladie demandait des soins. Le dénouement
devait arriver providentiellement au cours d'une sortie de ma mère
pour le ravitaillement. Elle fit la rencontre inattendue de monsieur
Brillard, notre couvreur de Merville qui avait pu sauver des destructions
de notre petite commune un camion et de l'essence. Il voulait fuir
à tout prix les combats et les bombardements qui recommençaient
à faire des morts dont beaucoup de civils. Il proposa donc
à ma mère de partir avec lui dans la direction du
département de l'Orne. Pour nous la perspective des retrouvailles
définitives nous paraissait merveilleuse. Notre grand-mère
habitait La Ferté-Macé où son fils Pierre Gautier
le notaire, vivait avec sa femme et ses trois filles, et peut-être
aurions nous la joie de retrouver ma sur Anne restée
à Caen depuis le mois de Juin pour faire passer les examens
de troisième à ses élèves. Nous ne savions
rien d'elle Sans doute avait-elle assisté et supporté
les terribles bombardements sur Caen où tant de civils trouvaient
chaque jour la mort par centaines écrasés sous les
amas de décombres des immeubles ou murés dans les
caves des vieux hôtels particuliers et maisons bourgeoises
de la vieille ville.
Notre départ accepté
se préparait activement mais sans donner aucun éveil
aux troupes allemandes patrouillant le secteur, mitraillettes et
fusils toujours braqués pour tuer. Monsieur Brillard très
conscient des dangers de notre passage sur la route de Falaise nous
prévînt que nous partirions de bon matin par temps
nuageux et couvert afin d'éviter la mitraille des avions
en rase-mottes.
Les conditions météorologiques souhaitées se
réalisèrent la deuxième semaine de Juillet
et au jour dit ; mon frère étant de retour parmi nous
pour le départ, la petite équipe familiale au complet
s'installa à l'arrière du camion découvert
avec plusieurs autres réfugiés. Le ciel très
sombre avec de gros nuages semblait nous dire que le moment était
propice pour prendre le chemin de la libération. Un morceau
de drap blanc attaché en haut d'un grand manche en bois et
agité tout au long de la route devait permettre aux avions
mitrailleurs de nous reconnaître comme simples civils fuyant
les combats. Ainsi équipés, brandissant à tour
de rôle, aussi haut que possible notre drapeau blanc nous
atteignîmes la route de Falaise. Là, un nouveau spectacle
de guerre nous était réservé ; des deux côtés
de la route la bataille des blindés des deux armées
faisait rage. Dans la riche plaine de Caen à Falaise, au
milieu des blés en flammes, nous ne voyions de ce brasier
que des gerbes de feu, des chars tordus achevant de brûler.
Il fallait faire vite pour échapper à un nouveau massacre
de civils. Heureusement le camion roulait aussi vite que possible
sans s'arrêter un instant, bravant toutes les intempéries
imprévues de la guerre. Notre morceau de drap blanc flottait
bien haut au-dessus de nos têtes, il devait nous différencier
assez facilement des quelques voitures militaires qui passaient
peu nombreuses heureusement.
C'est ainsi qu'après quelques heures de route qui nous parurent
très longues nous atteignîmes Falaise déjà
bien détruite par les bombardements aériens. Nous
traversâmes sans ennuis la moitié de la rue principale,
ma mère indiqua aussitôt à Mr Brillard la route
sur la droite pour gagner le département de l'Orne et la
ville de La Ferté-Macé ; région encore épargnée
par les horreurs de la guerre.
Pour la première fois
depuis le 6 Juin nous nous sentions soulagés, les jolies
routes ombragées par les grands et beaux arbres de cette
région forestière nous faisaient un peu oublier les
massacres des hommes et de la nature de notre Normandie côtière.
C'est au cours du déjeuner de midi que notre chauffeur improvisé
s'arrêta avenue Thiers devant la maison de notre grand-mère.
Au bruit du camion, tous les convives se levèrent de table,
mon oncle Pierre le premier près de ma bonne-maman accourut
aussitôt et s'écria : " Enfin les voilà
et tous sont vivants ". Quelles retrouvailles de joies indescriptibles,
inoubliables après tant de souffrances, d'insécurité
perpétuelle et la mort au quotidien.
La famille cette fois se retrouvait au complet, ma sur Anne
aussi était là, grâce à une vieille bicyclette
elle avait réussi, après les bombardements sur la
ville de Caen, à rallier La Ferté-Macé par
étapes.
C'est là que grâce
à notre grand-mère, à la douceur de la vie
familiale retrouvée que nos tragiques épisodes dus
au débarquement prirent fin.
Très vite la petite cité désertée par
les allemands en fuite fut délivrée par les américains.
Nous avons eu la grande joie de les voir arriver nombreux, joyeux,
montés sur leurs chars et nous, de mettre à la fenêtre
le drapeau bleu, blanc, rouge, emblème de la France libérée.