Pendant les deux semaines
précédant l'invasion du 6 juin 1944, notre navire
était ancré en Mer d'Irlande où nous nous préparions
à l'invasion de l'Europe. Nous savions que quelque chose
d'énorme allait arriver, mais quoi, quand et où ?
Nous ne le savions pas.
Aux environ du 05 juin, un
convoi s'est formé et les choses étaient de plus en
plus organisées et comme en plus je faisais partie de l'équipe
des transmissions, on se rendait bien compte de l'augmentation des
transmissions radio, et puis nous étions en alerte permanente.
Le 06 juin, les navires ont commencé à bouger et nous
savions que l'invasion de l'Europe était commencée.
Le 07 juin nous avons commencé
notre traversée de la Manche, en file indienne, avec 2300
hommes en ordre de combat. Nous naviguions dans un chenal délimité
par des bouées de chaque coté. Deux chenaux étaient
possibles. L'un allant vers les plages, le second permettant aux
navires de retourner en Grande Bretagne ou aux Etats Unis pour recharger
des troupes ou du matériel. Il y avait des milliers de navires
de tous types. Ces chenaux avaient été nettoyés
par des dragueurs Britanniques et nous étions à priori
à l'abri de tout danger. Pas si sûr...
Il était environ 8
heures le 07 juin. Nous avions été appelés
plus tôt pour prendre notre service qui consistait à
nous protéger des attaques aériennes ennemies. Les
aérodromes allemands avaient été préalablement
bombardés et l'aviation allemande virtuellement éliminée.
Pendant mes quarts, j'étais un mitrailleur sur un canon anti-aérien
de 20mm. Puisque aucun avion allemand n'était apparu et que
le commandant avait sécurisé tous les postes de combat,
vers 7h00, j'ai pu me rendre à la cantine pour prendre un
petit déjeuner. Vers 8h00, je me suis dirigé dans
mes quartiers pour me reposer puisque j'avais été
en surveillance depuis minuit et que j'avais pris mon quart juste
après.
Ma couchette se situait à l'arrière du navire sous
le pont principal. Celui ci était au dessous d'un autre où
se situaient deux canons anti-aériens de 20mm et un canon
de 3 pouces. Alors que je m'approchais de l'échelle pour descendre,
j'ai entendu une explosion très violente immédiatement
suivie par une autre. La violence de l'explosion était telle
que j'ai volé en l'air jusqu'à toucher le plafond.
Puis au moment ou je retombais sur le plancher, une seconde explosion
de même intensité me fit de nouveau voler. Les explosions
avaient projeté les hommes et le matériel partout,
les canons avaient été désolidarisés
de leur base, mais chacun continuait à assurer ses missions.
Je ne portais jamais de veste de sauvetage ou de casque. Avec le
temps passé à bord, on était moins strict sur ce genre
de choses. Avant l'invasion le commandant avait fait placer des
gilets de sauvetage dans tous les endroits possible, j'en ai attrapé
un et je me suis frayé un chemin parmi les hommes et le matériel,
pour rejoindre le poste de transmissions qui se situait deux ponts
au dessus et un à peu plus de la moitié, vers l'avant,
du navire. Les soldats que nous transportions avaient abandonné
leurs équipements ; ils ne voulaient pas tomber à
l'eau avec 30kg de matériels, ce qui les aurait fait immédiatement
couler. Tous types de matériels se trouvaient sur le sol,
des grenades, des fusils, des explosifs. Il fallait faire attention
de ne pas marcher dessus. Après avoir rejoint le poste de
transmissions, j'ai aidé d'autres membres de mon unité,
à mettre les équipements de déchiffrage dans
des sacs lestés, et nous les avons jetés par dessus
bord pour qu'ils coulent et ne pas qu'ils tombent aux mains de l'ennemi.
C'était certainement inutile de faire cela puisque le navire
coulait rapidement.
Pendant ce temps, d'autres
navires se sont mis autour du nôtre, et les hommes ont pu
passer d'un navire à l'autre grâce aux filets de corde
tendus entre les deux bâtiments. Pas un soldat n'a été
perdu pendant cette opération, ce qui est très rare.
L'un des navires qui s'est rapproché du nôtre était
un vaisseau d'intervention, le USS PINTO, et il essaya de nous maintenir
le plus longtemps possible à flots, grâce à
une pompe très puissante. Mais le trou dans le flanc de l'ANTHONY
était trop grand et pomper était inutile. L'un des
marins du PINTO, un plongeur nommé James NEFF, était
l'un des mes copains du lycée, à Jamestown. Il faisait
partie de l'équipe de plongeurs qui est venue sur notre vaisseau
pour y placer la pompe. Bien que nous nous trouvions à quelques
dizaines de mètres l'un de l'autre, c'est seulement quelques
mois après que Jim a réalisé qu'il avait été
en mission sur mon navire, en lisant un article dans le journal
local. Combien d'hommes ont été si proches de leurs
camarades sans le savoir.
J'ai été récupéré
par un destroyer. Une fois tous les hommes récupérés,
le commandant donna l'ordre d'abandonner le navire. A ce moment,
le navire était en feu, si fortement que la peinture anti-feu
coulait le long de la coque, comme si c'était du kérosène.
La chaleur était si intense qu'on pouvait difficilement la
supporter. Un bateau pompier s'est rapproché de nous et a
dirigé ses lances sur nous pour nous rafraîchir. Il
était difficile de passer les filets de sauvetage d'un bord
à l'autre. Après la mise en place de ces filets, je
me suis dit : " maintenant c'est chacun pour soi ". J'ai
sauté dans le filet et je me suis débrouillé
pour rejoindre le destroyer. Alors que j'approchais du bord, quelqu'un
m'a attrapé par le col et la chemise, et m'a tiré
si violemment que je me suis retrouvé allongé sur
le pont. Je le remerciais pour ce geste brusque. Peu après,
l'ANTHONY se pencha sur le destroyer, attrapant le pont arrière.
Le commandant du destroyer ordonna un en avant toute, et le navire
s'est dégagé. Alors que je regardais vers notre bateau,
j'ai vu l'un de mes collègues transmetteurs sauter avec sa
veste de sauvetage, un fusil mitrailleur et d'autres munitions.
Il coula à pic. Cette histoire a une fin heureuse puisque
cinq semaines plus tard, je le retrouvais dans le camp de rescapés.
En je voyant, je lui ai dit : " je croyais ne jamais te revoir
". Il me répondit : " moi non plus, jusqu'à
ce que je me rende compte que c'était mon arme et mes munitions
qui me faisaient couler. Je m'en suis débarrassé et
aussitôt, je suis remonté à la surface. ".
Peu après, le pont arrière passa sous l'eau, et le
navire coula, la proue vers le haut. Seuls un tourbillon et des
débris restèrent. Un peu plus loin je voyais deux
hommes nager en s'éloignant du bateau. J'ai vite compris
qu'il s'agissait du commandant Thomas GRAY et de son second maître.
Suivant la tradition, il avait été le dernier homme
à quitter le navire. Avant la guerre, il était Capitaine
dans la marine marchande, sur le même navire, ou il venait
de montrer sa bravoure. Personne ne perdit la vie pendant ce naufrage.
Toutefois, il y avait plusieurs blessés.
Le destroyer qui m'a récupéré
est resté au large des plages plusieurs jours, jusqu'à
ce que nous soyons transférés sur un LST dont la mission
était de récupérer les rescapés et de
les ramener en Angleterre. Le LST est resté au large des
plages pendant trois jours et je pouvais entendre le son de la bataille.
Une chose intéressante à voir était le passage
des obus de 16 pouces au dessus de nos têtes. Il était
réconfortant de savoir qu'ils venaient de nos bateaux. Un
nid de mitrailleuses se trouvait dans le clocher d'une église.
Quelle impression lorsqu'au premier coup, le clocher s'est effondré,
puis la moitié de l'église a été arrachée
au second coup. Ce n'était plus qu'une ruine au troisième.
Sans sa destruction, ce nid de mitrailleuses aurait tiré
sur les soldats américains débarquant sur la plage.
Ce même navire a détruit un stock de munitions qui
en explosant a créé un nuage de fumée de plus
d'un kilomètre de large. Pendant que nous étions sur
ce bateau qui n'était pas prévu pour accueillir autant
d'hommes, nous n'avions qu'un repas par jour. Il y avait environ
700 rescapés à bord. Comme il n'y avait qu'assez de
fourchettes et couteaux pour l'équipage, nous mangions avec
nos mains... au moins nous avions à manger. La plage était
toujours dangereuse et il nous arrivait quelques obus de 88mm qui
heureusement tombaient à coté. Malgré tous
ces événements, je me trouvais chanceux de servir
dans la marine, plutôt que dans l'armée de terre. Ces
gars là sont les vrais héros.
Après environ trois
jours, nous avons été ramenés à Plymouth,
puis dans un camp de rescapés en Ecosse.