Je
suis né à Salt Lake City, Utah le 27 Novembre 1921. Quand les Etats-Unis
sont entrés en guerre en 1941, j'avais 20 ans et j'espérais devenir
missionnaire à plein-temps pour l'Eglise de Jésus Christ des Saints
des Derniers Jours (Mormons), mais à la place je me suis engagé
dans l'armée.
Le 6 Juin 1944, j'étais
2nd Lieutenant et chef de section à la compagnie B du 18th
Infantry Regiment, 1st Infantry Division. Mon unité fut assignée
à débarquer sur Omaha Beach, dans le secteur nommé "
Easy Red ". Nous faisions partie de la seconde vague d'assaut. Nous nous
sommes précipités en bas de la rampe du LCI (péniche de débarquement),
en progressant avec de l'eau jusqu'aux genoux, puis nous avons couru au point
de ralliement sur la plage. Il y avait des morts flottants dans l'eau et de
nombreux autres sur la plage. Quelques tanks avaient été touchés
par l'artillerie. La confusion régnait, je ne parvenais pas à rassembler
mes esprits pour agir. Morts, blessés et épaves jonchaient le sol.
Des obus de mortiers allemands continuaient de pleuvoir sur la plage. Le vacarme
provoqué par les avions, les bateaux, les explosions d'artillerie et les
tirs en rafales était pratiquement insupportable. J'aperçus
un gars roux au visage livide qui me regardait, agenouillé sur la plage.
Je reculais d'un pas en détournant mon regard et reçus un coup par
un homme à genoux derrière moi. Il s'écria " Veux-tu
nous faire tuer tous les deux? ". Il s'appliquait à désamorcer
une mine. En marmonnant je désignais le rouquin en face de moi. Le
soldat s'exclama " Ne t'inquiètes pas pour lui, il est mort ! Surveille
plutôt où tu mets les pieds ". Alors je sortis de ma torpeur
et devins très conscient de mon environnement.
En
file indienne, nous commençâmes à gravir la colline en suivant
les démineurs. Il y avait des explosions tout autour de nous mais personne
ne tirait sur nous en particulier. Des mines découvertes bordaient
chaque coté du sentier, nous réalisions aisément qu'il nous
fallait marcher précautionneusement. La montée sembla durer des
heures. Arrivé au sommet de la colline je me retournais pour contempler
le panorama : Des centaines de navires de tous types manoeuvraient en cercle à
perte de vue. Les péniches LCI et LCT débarquaient hommes et chars.
Avec les avions vrombissant en survol, plus les explosions d'obus de gros calibre
sur terre comme en mer et la plage jonchée d'hommes et de matériel,
je pensais aux millions de dollars, aux milliers de vies dépensées
pour la guerre. Un coût tragique et une vision d'horreur dévastatrice.
Après le sommet nous avions un champ de mines à traverser, ensuite
nous avons creusé nos tranchées pour parer une contre-attaque, qui
n'est jamais venue.
Pendant les nombreuses
semaines suivantes je dirigeais ma section, avançant pendant la journée,
creusant nos " trous de renard " pour la nuit. C'était déprimant
de combattre de haie en haie, après environ 6 semaines, nous nous sommes
retranchés pour établir le front. Finalement, notre unité
a été relevée de la première ligne et accordée
quelques jours de repos. J'ai pu enfin prendre une douche, ma première
depuis le Jour J. C'était merveilleux! Le lendemain de notre relève,
l'homme qui m'avait remplacé dans mon abri fut tué pendant une contre-attaque
allemande. En cet instant, précédé de plusieurs proches rencontres
avec la mort, j'eus le sentiment d'être béni, que Dieu avait choisi
de m'épargner pour quelque raison.
Le
27 Juillet, quelques kilomètres à l'Ouest de Saint-Lô, ma
vie changea pour toujours. Je marchais dans un étroit chemin creux bordé
de haies, à environ un mètre derrière un tank. Soudain une
horrible explosion survint, (dont j'appris plus tard qu'elle était due
à l'explosion d'une mine anti-char). Instantanément tout devint
noir. Je pensais " quelque chose m'est arrivé, je ne sais quoi,
mais tout ira bien dans une seconde ". Un souffle puissant et régulier
frappait mon visage, ma poitrine et mes jambes, j'avais la sensation de flotter.
Un bruit assourdissant persistait, comme s'il ne devait jamais cesser. Finalement
le courant d'air et la détonation s'estompèrent. Je devins très
faible en l'espace d'une seconde en m'écroulant au sol. J'avais la sensation
d'avoir une jambe arrachée, j'utilisais ma main gauche (qui s'avéra
plus tard être la seule partie indemne de mon corps), pour toucher mes membres.
Ma cuisse droite était ensanglantée, ainsi que mon genou gauche
et ma main droite qui avait tenu ma carabine. Cette main était engourdie,
poisseuse de sang! Manquait-il des doigts ? Je n'aurais pu le dire et ne m'en
souciais guère en cet instant, ma poitrine commençait à me
faire souffrir et ma main valide m'informa que j'étais également
en piteux état de ce côté là. Etant aveuglé,
j'inspectais mon visage, lui aussi était ensanglanté. Je n'étais
plus qu'une masse sanguinolente. Je me demandais si j'avais les poumons perforés,
ma poitrine étant une masse informe de chair mais après quelques
inspirations profondes, je conclus que côté respiratoire, j'étais
OK. Tout était noir et je commençais à être oppressé
par l'angoisse. Initialement j'avais été sonné, maintenant
la douleur m'envahissait.
L'infirmier de
ma section, le soldat Nonamaker, arriva à mon chevet. Je n'ai jamais compris
comment il avait pu accourir si rapidement? Quelqu'un demanda pourquoi il ne m'injectait
pas de la morphine? Il répondit qu'il ne pouvait en donner avec ma blessure
à la tête. Il demanda " Comment vous sentez-vous Lieutenant?
Ce n'est pas si grave, tout ira bien. Cela semble toujours pire qu'en réalité...
". Il continua de me parler de cette manière tout en saupoudrant du
sulfamide et soignant mes blessures. L'application de cette poudre semblait atténuer
la douleur. C'était le meilleur infirmier que j'aie jamais connu! Je
suppose que j'avais perdu beaucoup de sang à ce moment là parce
que je devins très froid, et demandai une couverture, qui fût extraite
du tank pour me couvrir. Mon corps refroidissant, la douleur atroce s'atténua
un peu, mes membres s'engourdissaient. Pourquoi ne suis-je pas mort, sincèrement
à cette instant, j'aurai préféré qu'il en soit ainsi.
Lorsque mon infirmier soignait mes plaies je me revois pensant " Peut-être
que je vais mourir. Est-ce que je veux vivre? Faisons un test, si je peux prendre
une profonde inspiration sans rupture d'une fonction vitale ou que le sang ne
submerge mes poumons, je serais OK ". Quand je réalisais que je
pouvais toujours respirer, je sus que je voulais vivre! J'étais rempli
d'espoir que je ne mourrais pas, parce que j'étais toujours capable de
respirer. Je me souviens d'avoir craché lorsque mon infirmier s'activait,
il semblait y avoir du gravier dans ma bouche, après quelques secondes,
je réalisais qu'il s'agissait de mes dents brisées. Il m'était
très difficile d'articuler le moindre mot, il semblait ne subsister qu'un
minuscule trou dans ma bouche, et je ne pouvais respirer par le nez. Ma langue
et mon visage étaient particulièrement gonflés, du moins
ce qu'il en restait! Je me rappelle avoir balbutié : " Ne couvre
pas ma bouche avec un bandage ou je ne pourrais plus respirer ". Quand
j'eu le sentiment d'être seul, je suppliais " Dites quelque chose,
continuez à parler ". Je me souviens d'une dernière chose,
avoir exprimé ma crainte des mines. Puis j'ai sombré dans l'inconscience.
Je me suis réveillé dans un
hôpital de campagne sur la côte normande. Au cours des jours suivants
je pris conscience que je resterais définitivement aveugle. Je demandais
au docteur : " S'il vous plait, quelles sont les chances que mon oeil gauche
soit récupérable? " (Mon oeil droit avait déjà
été déclaré inopérable). Il hésita un
instant, puis dit " Par expérience je dirais une sur cinquante mille
". Je compris qu'il voulait que j'assimile la cruelle évidence.
Ils m'informèrent que mon oeil droit serait extrait, mes deux jambes nettoyées,
ma poitrine débarrassée des fragments d'obus, puis recousue, et
ma main réparée. Je demandais la visite de sages Mormons pour
recevoir leur bénédiction avant l'opération. Aucun n'étant
disponible je demandais à disposer d'huile d'olive. En raison des pénuries
dues à la guerre cette requête resta insatisfaite. Il m'apportèrent
de l'huile minérale, je me purifiais et bénis du mieux possible.
Cela m'apporta la sérénité nécessaire pour affronter
l'épreuve. En addition de ma cécité, j'avais perdu le
côté droit de la poitrine, les muscles du mollet et de la cuisse
sur une jambe, et mon corps restait farci de minuscules éclats d'obus.
Certaines particules ont continué à migrer vers l'extérieur
au cours des 50 dernières années! Il m'arrive parfois de voir une
boursouflure douloureuse apparaître au hasard sur mon corps, invariablement
ils en retirent de fines particules métalliques. A ce jour, il reste suffisamment
de " grains de sable " pour déclencher systématiquement
les portails de sécurité d'aéroports!
A
la suite de l'accident, j'ai passé les 2 années suivantes dans divers
hôpitaux et centres de rééducation, me remettant de mes blessures
et m'adaptant à la vie d'aveugle. En Juillet 1946, j'ai été
engagé par l'organisme de rééducation fonctionnelle de l'Etat
du Maryland en qualité de Conseiller en Réhabilitation pour les
aveugles. Dans cette fonction j'ai visité des usines et démontré
aux managers comme aux handicapés, qu'un aveugle pouvait parfaitement réaliser
des tâches spécifiques. Souvent l'aveugle était plus difficile
à convaincre que le directeur d'usine! Une fois que la démonstration
était faite, que toutes les personnes impliquées étaient
convaincues de la capacité d'un aveugle à remplir sa fonction, j'étais
remplacé par ce " collègue " et partais vers une nouvelle
" opportunité ". Au cours des années qui ont suivi,
j'ai qualifié de nombreux postes de travail pour qu'ils puissent être
assumés par des aveugles. Pendant une décennie, j'étais considéré
chaque année, " leader de la nation " en terme de nombre d'emplois
rendus accessibles aux aveugles par un conseiller en réhabilitation.
Après
avoir acquis suffisamment de confiance en moi par mon travail, je considérais
avoir la capacité d'entretenir une famille. Je fis ma proposition à
mon amour de lycée, Sarah Bagley, en lui déclarant " Si tu
tries les chaussettes et lis le courrier, je peux faire le reste ". Elle
accepta, bien que ces parents aient cherché à la dissuader d'épouser
un aveugle. Ironiquement, des années plus tard mon beau-père
est devenu aveugle lui-même, et c'est moi qui l'ai aidé à
surmonter son handicap. Nous nous sommes mariés le 1er Septembre 1948
dans le temple Mormon de Salt Lake City. Dans notre religion, le mariage n'est
pas uniquement pour la vie, mais pour toute l'éternité. C'est
un réconfort immense de savoir que dans cette nouvelle vie, je serai avec
(et verrai) ma femme, nos 8 enfants et nos 40 petits-enfants.