En avril 1944, j'étais
en charge de deux groupes de fusiliers. Nous vivions dans une maison
à Broadstone, un village du Dorsetshire près des côtes
sud-ouest de l'Angleterre. La maison où nous étions
appartenait à une veuve dont le mari avait été
tué à la bataille d'El-Alamein. Il était dans une
unité britannique appelée "The Queen's own Boys"
(les garçons de la Reine). Nous nous entendions bien avec
les gens du village de Broadstone et partagions avec eux nos cantines
et colis de nourriture. Une orange valait son poids d'or tant pour
eux que pour nous.
Nous passâmes le mois
de mai 1944 dans un camp de regroupement près du Port de
Poole au sud de la côte anglaise. Notre camp était
entouré de gardes armés et de fils barbelés
pour éviter les espions et nous garder entre nous. A la fin
mai, nous apprîmes que le débarquement était
imminent. Les coiffeurs nous rasèrent la tête de manière
à ce que nous n'ayons pas besoin d'une coupe de cheveux durant
plusieurs mois. Mes copains et moi voulions nous laisser pousser
de longues moustaches à la Fu Manchu, comme dans les films,
pour effrayer les Allemands. Cela nous fut interdit par nos officiers.
Le 3 juin, mon bataillon embarqua à bord d'un LST (Landing
Ship Tank) à Poole. On ne pouvait aller nulle part, peu de
loisirs sinon les cartes et les dés. Le temps était
maussade, les repas moroses, et dans ce bateau qui abritait 1.000
hommes, nous étions serrés comme des sardines. Nous
travaillions à la plomberie du bateau, nous dormions sur
les ponts, dans les véhicules, dans les corridors, parfois
dans des lits de fortune. Seul l'équipage avait de vrais
lits.
Nous quittâmes Poole
le 5 juin, après la nuit tombante. Quand nous fûmes
hors du port, la Manche était houleuse et malgré des
pilules contre le mal de mer, beaucoup furent malades. Nous ne savions
pas si des sous-marins ou des vedettes lance-torpilles nous attendraient
comme durant l'opération "Tiger" en avril. En fait,
il n'y avait ni l'un ni l'autre. Personne ne dormit bien cette nuit
la, sauf les Allemands.
Aux environs de 2 heures du matin, le jour-J, nos officiers nous
réveillèrent, nous les Sergents et nous réveillâmes
nos hommes. Nous mangeâmes des haricots et du lard accompagnés
d'une boisson chaude, café ou cacao, fumâmes quelques
cigarettes et rassemblâmes nos armes.
Chaque soldat portait entre 25 et 40 kgs : armes, munitions, parfois
des munitions pour une mitrailleuse ou un mortier, ou même
un bazooka, son bagage personnel, ses rations de nourriture pour
3 jours, un masque à gaz, un outil de tranchée, un imperméable,
une ceinture de sauvetage, une gamelle d'eau, une trousse de secours,
etc...
Nous avions également des cordes, dont une était courte,
munie d'une poignée de bois à une extrémité
de manière à faire un grand noeud. Très
pratique dans bien des cas.
Le moral était bon, malgré les circonstances. Cela
s'améliora encore à l'aube quand nous pûmes
voir que notre bateau était entouré de toutes parts
par de nombreuses embarcations de débarquement.
Mon régiment, le 12ème
d'Infanterie, serait le troisième régiment de ma division
à accoster. Après le premier accostage, le bateau
de débarquement alla à une autre plage, à environ 18
kms de là et nous eûmes une attente de plusieurs heures.
Aux environs de 5h30 du matin le jour J, le navire Nevada ouvrit
le feu sur la plage Utah, une heure avant le débarquement
des troupes. Je me souviens encore des coups de tonnerre de ses
flans. (Après la guerre, j'ai appris que le navire anglais
HMS Belfast avait également ouvert le feu à 5h30 du
matin sur les plages Gold et Juno. Enfant, je l'avais visité
quand il était en rade de Brooklyn et je m'étais fait
photographier avec un képi de marin anglais).
Nos avions bombardaient la côte à basse altitude, et
certains bateaux de débarquement tirèrent des bordées
d'obus. Nous tirions beaucoup plus sur les plages que les Allemands
sur nous.
Ce fut alors le tour de mon
régiment. Ma compagnie de fusiliers, la K Company descendit
les filets de corde placés sur les flancs du bateau pour
accéder au bateau de débarquement LCI (Landing Craft
Infantry). Nous débarquâmes sur la plage Utah aux environs
de 10h30 du matin, marchâmes sur les deux passerelles et nous
mouillâmes à peine nos bottes. La plage avait déjà
été nettoyée des mines et obstacles. Les Allemands
avaient été chassés de la plage et le mur partiellement
détruit pour permettre l'accès de sortie de plage
aux véhicules débarqués. L'artillerie allemande
tirait sur Utah des batteries de l'intérieur du pays et les
bateaux ripostaient. Les obus des navires de guerre volaient au-dessus
de nos têtes, si près qu'on pouvait les voir.
Dans l'espace d'une semaine, les Allemands nous apprirent deux nouveaux
bruits: celui d'un canon 88mm et celui de leurs fusées (Nebelwerfer).
Les obus tirés du canon 88mm volaient si vite qu'on ne les
entendait jamais arriver. Les fusées étaient tirées
par 6 ou 12 à la fois, à 1 seconde 1/2 d'intervalle.
On pouvait les entendre mugir en vol et s'écraser au sol
en un tir régulier.
Les tirs croisés étaient leur manière favorite d'attaquer
et j'y ai moi-même, une fois, perdu un des talons de mes bottes.
Rapidement, nous sûmes quelles armes les Allemands employaient
par le son que ces armes faisaient. Leurs mitrailleuses légères
tiraient beaucoup plus vite que les nôtres, leur bruit reconnaissable
ainsi que leurs mortiers lourds ou légers, faisaient un bruit
violent très spécial.
Il n'y avait pas assez de
place sur les chemins venant de la plage pour accommoder notre division
toute entière. Donc, après avoir grimpé la
falaise et traversé les dunes minées, nous dûmes
nous enfoncer jusqu'au genou, la taille ou le cou dans les marais
ou pâturages inondés sur ordre de Rommel qui avait
fait fermer les vannes de drainage.
Nous étions deux pas deux, attachés à une corde.
L'un tenait le cabillot, pendant que l'autre passait la corde autour
de sa poitrine. Si l'un d'eux marchait dans un trou profond, son
équipement de flottaison le maintenait à flot pendant
que l'autre le tirait là où il aurait pied. D'autres
s'attachèrent ensemble comme des alpinistes. D'autres encore
s'allégèrent de leur chargement dès qu'ils
atteignirent la plage, jetant leur masque à gaz et autres
poids morts. Moi, je gardai ma corde, mon masque, enfin tout.
Nous fûmes trempés
jusqu'au cou et l'après-midi, le soleil brilla et il fit
chaud. Une bonne chose fût que l'eau dans laquelle nous passâmes
plus de trois heures était de l'eau douce. Comme nous ne
nous baignâmes pas pendant des semaines, l'eau salée
nous aurait irrité la peau et abîmé nos vêtements.
Après 3 heures de terre inondée, nous atteignîmes
un sol sec. La, nous rencontrâmes nos premiers barrages naturels:
des haies épaisses, obstacles pour lequel notre training
anglais ne nous nous avait pas préparés et dont les
officiers n'avaient pas tenu compte pour atteindre les objectifs
dans les temps prévus. Notre premier obstacle fut le village
de St.-Martin-de-Varreville avec son clocher. Des que nous rencontrions
des civils en Normandie, nous leurs demandions en Français
: " ou sont les Boches? " Si ils répondaient :
" Pas d'allemands ici ", nous demandions alors : "
Avez-vous des oeufs? " Comparés à nos oeufs en
poudre, les oeufs frais étaient un délice.
Les planeurs arrivèrent l'après-midi sous les tirs
allemands. Certains planeurs s'écrasèrent dans de
petits champs entourés de haies épaisses et d'épines.
Nous passâmes la fin de l'après-midi du jour-J à
creuser le long de ces haies épaisses dans le hameau de Beuzeville
au Plain, à 5 kms de Utah. Nous entendions des bruits d'armes
légères cette nuit là, nous vîmes les
lueurs des tirs. Nous restâmes cachés, sans fumer,
parlant à peine, espérant ne pas attirer l'attention
des tireurs. Cela semble bizarre, mais aucun de notre peloton ne
sortit son arme le jour-J. On ne vit aucun soldat allemand, bien
qu'ils nous tirèrent dessus.
Le 7 juin, tout changea.
Mon régiment avança de 2 miles Nord-Ouest, vers la
ville d'Azeville, repoussant l'ennemi jusqu'au moment où
nous fûmes arrêtes par l'artillerie et les mitrailleuses
venant des fortifications Est de la ville. Le 8 juin, mon régiment
attaqua un point fort à Emondeville. Ces points forts étaient
des positions fortifiées protégées par des
mortiers, mitrailleuses et fusiliers, sans casemates pour canons
comme celles d'Azeville et de Crisbecq. Ce jour-là, mon régiment
perdit 300 hommes, presque 10% de sa force. C'était un avertissement
des lourdes pertes que ma division subirait durant la guerre. Aucune
autre division en Europe ne souffrit autant.
Le 9 juin, mon régiment captura un point fort Allemand à
Joganville.
Le 10 juin, nous atteignîmes presque la route Est de Montebourg
allant à Quineville, près de la côte. Nous étions
presque un mile plus au Nord que les régiments à l'Est et à l'Ouest
de notre position.
Le matin du 11 juin, mon régiment atteignit son objectif,
les hauteurs de Les Fieffes Dancel, au Nord-Est de Montebourg, mais
reçut l'ordre de reculer parce que nous étions en
danger d'être séparés des autres.
Le même jour, mon Commandant, le Col. Russel "Red"
Reeder perdit un pied à Montebourg. Il était très
aimé par les officiers et les soldats, un grand athlète,
un gai luron et plus tard l'auteur de plusieurs ouvrages littéraires.
Nous capturâmes Montebourg le 19 juin et Cherbourg la semaine
suivante.
J'ai vu des prisonniers de guerre mongols avec des têtes comme
des ballons de basket-ball.
L'assistant du Commandant
de ma division était Teddy Roosevelt Jr. le fils du "cavalier
sauvage", Président et cousin de FDR.. Teddy mourut
un mois après que Red Reeder fut blessé. Il était
aimé des soldats pour sa façon de nous considérer
dans l'armée. Parfois, il faisait travailler les officiers
à notre place; ou d'autres fois, il nous demandait notre
opinion, à nous, simples soldats. Teddy n'était pas
du tout snob, malgré ses illustres origines. Quelle différence
avec tous les chefs autoritaires et les supérieurs à
faux-semblants de l'armée! Une fois, notre Commandant l'interpella
violemment parce qu'il ne portait pas son casque. Aussitôt
le commandant parti, Teddy enleva gaiement son casque, désobéissant
à nouveau. Contrairement aux généraux qui n'entendent
jamais le bruit de la fusillade, Teddy conduisait ses troupes à
la bataille et ne les suivait pas. Il fut le premier homme à
débarquer sur la plage Utah, juste comme son père
le fit à San Juan Hill.
Patton était en Angleterre, puni, durant une bonne partie
de la campagne de Normandie. Il a du envier Teddy cet été
là, pour sa bravoure sous le feu ennemi et sa mort comme
un soldat.